Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/666

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pu me refuser au besoin de le dire moi-même à l’Empereur. »

L’année suivante, un autre malheur vient frapper la princesse de Liéven. Constantin de Benckendorff, qui avait passé de la diplomatie dans l’armée et y avait, comme son frère, obtenu le grade de général, fut emporté, dans la vigueur de l’âge, par une brève maladie qui était venue le surprendre en Crimée. La nouvelle en arriva à Londres, le 28 août 1828, par un courrier du ministère des Affaires étrangères. La princesse en fut cruellement atteinte. La lettre qu’elle écrivit à son autre frère atteste l’étendue et la sincérité de sa douleur. « Mon cher Alexandre, désormais mon seul frère, c’est hier au soir que j’ai appris par une lettre du comte Nesselrode à mon mari l’accablante nouvelle qui nous ravit cet angélique Constantin. Je perds l’un après l’autre tout ce que j’aime. Ma douleur est bien amère. Ce cher, cher Constantin ! quel malheur pour nous ! Comme je l’aimais ! Comme il était bon et tendre pour moi ! Bon Alexandre, aimez-moi plus que vous ne l’avez fait jusqu’ici ; j’ai besoin de tendresse, de consolation. Rien hors vous ne peut remplacer cette affection de la nature dont mon cœur sent un si vif besoin. Pauvre bon Constantin ! Que vont devenir ses pauvres enfans ?… Dites-moi tout, tout ce qui se rapporte à notre malheur… Nommez-moi le jour que nous devons pleurer le plus. Quelqu’un a-t-il songé à vous envoyer de ses cheveux ? Dans ce cas, partagez avec moi… Voilà un chagrin qui jamais ne s’adoucira dans mon cœur. »

Elle ne mentait pas. « Elle est plongée dans la plus profonde douleur, écrivait son mari. Chaque jour semble accroître, au lieu de diminuer, son chagrin. » Elle n’avait jamais reçu plus cruelle blessure, et nous verrons, quelques années plus tard, celle-là s’élargir, quand la mort franchira le seuil de son foyer et lui enlèvera, d’un seul coup, deux de ses fils.


ERNEST DAUDET.