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sa maîtresse trop chèrement achetée : « Ah ! Blanchard, comme je t’aimais ! et voilà que je t’ai perdu pour une femme ! Maudit soit le jour où je l’ai rencontrée et l’amour qui m’a fait entreprendre ce combat[1] ! » Cette opposition entre une fiancée et un bon destrier se retrouve ailleurs, et le jeune chevalier, placé dans l’alternative, n’hésite guère.

Sans doute il ne faut pas chercher de fidèles images de la réalité dans ces œuvres d’inspiration archaïque, faites pour une société toute guerrière et encore à demi barbare. Mais, de l’étude même des romans d’aventure et de ces œuvres courtoises, écrites pour glorifier la femme, si on met à part ce qui est pure convention, se dégageraient des conclurions analogues. Chrétien de Troyes n’hésite pas à nous montrer Erec traitant sa femme Enide avec la plus grande rigueur et la forçant à conduire les chevaux qu’il a conquis sur ses agresseurs. Ce n’est pas seulement dans des chansons de geste comme Aliscans ou les Lorrains, mais dans les lais de Marie de France et dans les romances d’Audefroi le Bâtard, que les pères et les maris maltraitent et vont jusqu’à frapper leurs filles ou leurs femmes. Et Bernart de Ventadour dit à la femme qu’il aime et qui est enfermée pour lui : « Si le jaloux bat votre corps, faites du moins qu’il ne batte pas votre cœur. »

Il y a donc, on le voit, un abîme entre le monde réel et le monde de convention qui nous apparaît dans les chansons. Les femmes, dans la réalité, comptaient pour fort peu de chose : si elles obtenaient quelques égards ou exerçaient quelque influence, elles le devaient, non à la reconnaissance d’un droit, mais à la condescendance de leurs maîtres et seigneurs. Les romans et les chansons peignent, non la réalité, mais un idéal. C’est précisément la sujétion, vraiment excessive, où les femmes étaient tenues, qui explique la formation de ce trop ambitieux idéal, sorte de revanche du rêve sur la vie. Qu’il ait été élaboré par des femmes, c’est ce qui est évident : les théories où il s’exprime sont trop favorables à leur sexe pour qu’il en soit autrement. Où et quand ces théories se produisirent-elles pour la première fois ? c’est ce que nous rechercherons plus loin. Bornons-nous à constater pour l’instant que les livres où elles s’expriment le plus nettement ont été composés pour des femmes et

  1. G. Paris, le Roman d’aventure au moyen âge, dans Cosmopolis, septembre 1898, p. 764.