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retrouvait à la cour de Flandres, où il émigra quand il eut quitté celle de Champagne. La comtesse de Blois, sœur de Marie de Champagne, était également une protectrice attitrée des poètes lyriques et des romanciers. Il semble donc, comme le remarque M. Suchier[1], que ce soit sous l’influence directe de ces deux filles d’Éléonore d’Aquitaine que la littérature narrative se soit, au Nord, si profondément transformée : c’est pour leur plaire, à elles et aux cercles féminins groupés autour de leur personne, que les poètes remplacèrent les légendes héroïques des vieilles chansons de geste par les enchanteresses fictions de la Table ronde, qu’ils s’essayèrent pour la première fois à l’analyse des sentimens et surtout des sentimens tendres. On s’explique à merveille que ces femmes à l’esprit hardi et libre aient choisi le roman pour en faire le véhicule des idées qu’elles tentaient de répandre. Les utopies les plus dangereuses, enfermées dans le cadre d’une aventure fictive, — que d’exemples de ce fait notre siècle ne nous a-t-il pas fournis ! — passent sans faire scandale. C’est presque toujours par le roman que se sont insinuées dans le monde les idées qui, après l’avoir révolté ou fait sourire, ont fini par le transformer.

Mais ne l’oublions pas : les théories courtoises, avant d’inspirer le roman, avaient imprégné la poésie lyrique, c’est-à-dire un genre tout proche de la réalité. Le roman met en scène des personnages imaginaires et l’auteur est censé n’y point parler pour son compte ; dans la chanson, au contraire, ce sont ses propres sentimens qu’il exprime, et c’est à des personnes réelles qu’il s’adresse. Or, la chanson vivait, au moins cinquante ou soixante ans avant le roman, sur les idées que nous venons de définir : le formulaire courtois nous apparaît constitué de toutes pièces dans les chansons de Guillaume IX, c’est-à-dire aux environs de l’an 1100, et il est certain que Guillaume IX ne l’avait pas créé : il est rare, en effet, qu’un grand seigneur, poète par caprice, soit en poésie un novateur. Le duc d’Aquitaine a pu trouver piquant de se déguiser en jongleur, lui, prince plus puissant que le roi de France même, mais ce n’est certainement pas lui qui a inventé les formules d’un art qu’il pratiquait par pur dilettantisme. Si nous voulons saisir à leur source les idées inhérentes à cet art, il nous faut donc remonter plus haut même que les premières années du XIIe siècle.

  1. Geschichte der franzœsischen Litteratur, Leipzig, 1900, p. 135.