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service féodal, dont je viens de noter l’extraordinaire fréquence. L’hommage féodal devait, on le sait, être prêté à genoux : le suzerain, tenant entre ses mains les mains du vassal, en écoutait la formule et en scellait l’acceptation par un baiser. Le vassal, accoutumé à ce cérémonial et à ces formules, ne devait-il pas être tenté de le transporter du service féodal au service amoureux, et n’y avait-il pas, dans cette adaptation, toute une mine de gracieuses métaphores ? « Je suis à vous, dame, tout entier, corps et âme ; vous pouvez disposer de moi à votre gré. Mais n’oubliez pas que tout service mérite récompense ; seul le mauvais seigneur refuse de payer à son fidèle le loyer qu’il lui a promis… Si vous me tuez par vos rigueurs, quel bénéfice en retirerez-vous ? N’est-il pas de l’intérêt du maître de conserver son serviteur ?… » On voit que, de la comparaison initiale, naissait, pour ainsi dire, de lui-même tout le vocabulaire courtois.

Il y a dans ce vocabulaire une autre série de formules qui n’ont jamais trouvé d’explication satisfaisante et qui, ce point de départ une fois admis, ne présentent plus la moindre difficulté. Il est de style, dans la chanson, de maudire certains personnages mystérieux autant que pervers, dénommés losengiers (c’est-à-dire flatteurs), contre les tentatives desquels l’auteur ne cesse de mettre sa dame en garde. Ces losengiers sont donnés comme des hommes sans foi ni loi, grands coureurs d’aventures galantes, étrangers à tout sentiment d’honneur et de fidélité. Ils peuvent être, sans doute, mieux avantagés que celui qui parle du côté de la naissance et de la fortune ; mais que sont ces dons, à côté des vices honteux qu’ils dissimulent en vain ? Et combien la dame aurait tort de ne pas préférer à ces orgueilleux, fanfarons de leurs succès, le serviteur plus humble, mais aussi plus fidèle et plus discret qu’elle voit à ses pieds ! Ces craintes et ces invectives s’expliquent si les losengiers ne sont autres que les rivaux du poète, recrutés pour la plupart dans une classe supérieure à la sienne, et auxquels précisément cette supériorité de la condition assure plus de chances de réussite.


III

Les circonstances si exceptionnelles d’où était né ce genre paradoxal ne pouvaient se prolonger, et ne devaient déjà plus, à l’époque où remontent la plupart des chansons conservées, être