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bien fréquentes. Elles se rencontraient cependant, et furent réalisées au moins une fois. Bernart de Ventadour devait être l’un des plus humbles parmi les serviteurs attachés au château dont son père chauffait le four. Il aima néanmoins la vicomtesse et fut aimé d’elle ; le mari ne prit point la chose au tragique : il se borna à enfermer la dame et à expulser le galant jouvenceau. Mais ce Ruy Blas limousin avait le don des paroles harmonieuses et tendres ; et cette aventure assez banale nous a valu l’un des plus beaux cantiques d’amour qui aient jamais été chantés. Cette œuvre vibrante, et très évidemment passionnée, n’est pas, sans doute, dans la poésie méridionale une exception absolument unique ; dans les milliers de chansons qui nous sont restées, il y a bien, çà et là, quelques accens sincères, quelques strophes parties du cœur. Lesquelles ? C’est ce qu’il serait chimérique de rechercher. L’amour le plus vrai peut s’expliquer en termes alambiqués, et le talent, d’autre part, donner l’illusion de la sincérité. Nous sommes du reste assurés par des témoignages d’une autre sorte que la poésie amoureuse des troubadours ne fut pas toujours un simple jeu de l’esprit : il y a dans les œuvres de Rai-mon de Miraval, de Uc de Saint-Cire, de quelques autres encore, à l’adresse d’une femme inutilement aimée, de si véhémens cris de colère et de douleur, des reproches si amers, des accusations si outrageantes, que tout cela n’a pu partir que d’une âme vraiment ulcérée et avide de vengeance.

Pourtant la situation dépeinte dans les chansons devait être, tout compte fait, extrêmement rare. Cette attitude de la dame, figée dans une marmoréenne insensibilité, de l’amant prosterné dans une adoration sans espoir est évidemment conventionnelle. Il y a eu sans aucun doute beaucoup d’amans moins timides, d’amantes moins cruelles que ne le feraient croire les chansons. N’y a-t-il pas lieu de s’étonner dès lors qu’une forme vide, à peu près détachée de toute réalité, ait eu une si longue durée ? On pourrait alléguer d’abord que ce peu d’initiative personnelle qui est la marque du moyen âge favorisait singulièrement la pérennité des formes littéraires : ne voyons-nous pas les chansons de geste, avec leur inspiration religieuse et héroïque, durer jusqu’au milieu de ce XVe siècle, si profondément laïque et bourgeois ? Puis il faut bien reconnaître que les auteurs de chansons, aussi bien que les dames pour qui celles-ci étaient faites, trouvaient leur compte à cette persistance d’un genre suranné. Bien