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Choisissons donc, si nous ne pouvons atteindre aux pensées rares, des images, des rimes, des rythmes rares. De là vint la vogue de ce qu’on appela le trobar clus. Il est à croire que cet engouement n’était pas partagé par le public, qui, d’abord respectueusement ébahi, finit par demander à comprendre. On s’aperçut un jour, — ce jour ne vint guère qu’au bout de cinquante ans, — que tout ce qui est rare n’est pas nécessairement précieux ; et que, pour être apprécié, la première condition est d’être entendu. C’est Guiraut de Bornelh qui paraît avoir fait cette découverte : la question du trobar clus, souvent effleurée incidemment ou par voie d’allusions, est traitée ex professo dans un partimen entre lui et Rambaut d’Orange, qui était, il faut le reconnaître, singulièrement qualifié pour présenter la défense de la poésie inintelligible. C’est là un très curieux morceau de critique littéraire, le plus ancien peut-être qui ait été écrit dans une langue moderne. On aurait tort, bien entendu, de s’attendre à y trouver des idées profondes : « Il faut se distinguer du vulgaire, » affirme le troubadour aristocrate. — « Il faut être compris, » riposte son interlocuteur. — « Que sert d’être compris des sots ? » — « Et moi je veux être compris de tous, pour recevoir de tous des applaudissemens. » Guiraut, en effet, ne se laissa pas convaincre et ailleurs il exprime sa pensée en termes plus énergiques encore : « Je veux, ose-t-il proclamer, faire des vers si simples et si clairs, qu’ils soient entendus des enfans, chantés par les femmes qui vont puiser l’eau à la fontaine[1]. » Il avait d’autant plus de mérite à se faire le champion de cette doctrine simple et saine que lui aussi avait d’abord appartenu à l’autre école ; mais il s’était aperçu à l’épreuve que dire des choses sensées en un style élégant et clair, était aussi difficile que de débiter des énigmes : il le dit bien haut ; d’autres firent après lui l’expérience et furent convaincus[2].

Exprimer clairement, mais poétiquement, sans recherche comme sans banalité, des idées justes et qui en vaillent la peine, c’est déjà la doctrine classique. Il y avait là, pour la poésie provençale, le germe d’une rénovation. Mais est-ce une véritable

  1. A penas sai, dans Lexique roman, I, 377.
  2. Toutes les pièces concernant ce curieux procès d’histoire littéraire ont été réunies et judicieusement commentées par M. A. Kolsen et, plus récemment, par M. P. Andraud, dans une thèse latine qui vient d’être soutenue en Sorbonne. (Voyez en tête de cet article l’indication des deux ouvrages auxquels nous faisons allusion.)