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rimant pour obéir à la mode et sans avoir rien à dire. Mais parmi eux il se trouva quelques hommes de génie, et c’en fut assez pour rajeunir un genre qui paraissait épuisé : pour ne citer que les deux plus grands, il y eut, en Allemagne, Walther von der Vogelweide et, en Italie, Dante.

Le premier réalisa un vrai prodige : ce fut, sans rien changer d’essentiel à la technique de la chanson, c’est-à-dire en restant chargé d’entraves sans nombre, de s’y montrer naturel, véhément, passionné : le lecteur profane, étranger aux arcanes de la poésie courtoise, admire chez lui la grâce ou l’énergie de l’expression, la tendresse ou la profondeur du sentiment. Celui qui a vécu dans l’intimité des troubadours, sans être moins sensible à ces qualités, est stupéfait de les voir associées à un formulaire usé, à des lieux communs vieillots. Mais ces lieux communs, Vogelweide les faits siens ; ces formules, il les renouvelle par la dose de pensée originale qu’il y verse : il sait toujours ce qu’il veut dire, — et ce n’est pas, chez les lyriques d’alors, un mérite aussi mince qu’on pourrait croire, — a toujours l’air d’éprouver avec intensité les sentimens qu’il exprime : on ne le voit pas, comme Folquet de Marseille, par exemple, entre-choquer dans la même strophe des idées contradictoires, comme s’il s’intéressait beaucoup moins à elles qu’à sa propre virtuosité : pour bâtir une pièce, une pensée lui suffit et ses pensées sont de celles qui, aujourd’hui encore, peuvent être comprises de tous. Et puis, il n’est pas, comme ses modèles, l’homme d’une idée et l’esclave d’un genre. Ce gracieux poète d’amour est en même temps un politique avisé, un patriote clairvoyant, un moraliste ingénieux. Il dit son mot sur les questions qui divisent ses contemporains et donne aux princes des leçons aussi sensées qu’éloquentes ; il sait, dans ses chansons de croisade, faire vibrer, par de naïfs et pieux accens, l’âme des humbles, et résumer, dans ses Sprüche, qui ont parfois la grâce d’une épi gramme antique, les résultats de ses réflexions et de son expérience. Enfin, à cette âme vraiment riche s’associait un délicat tempérament d’artiste : ce penseur a le don du style, le sens de l’image ; et tout cela réuni produisit un poète lyrique comme l’Allemagne n’en devait pas retrouver avant le grand renouveau du XVIIIe siècle.

Si Vogelweide est immédiatement accessible à tous, il n’en est pas de même de Dante : ce Latin, contemporain de Boniface VIII, est beaucoup plus loin de nous que cet Allemand, contemporain