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sous la magnificence du ciel, dans l’eau, parmi les bouquets, les colliers de fleurs… Et, par contraste, chez nous, gens d’Occident qui sommes à l’âge du fer et de la fumée, le réveil de nos fourmilières sordides ! Sous nos nuages épais et froids, la populace, empoisonnée d’alcool et de blasphème, s’empressant vers l’usine meurtrière !…

Pour remonter dans leurs demeures, les femmes reforment leurs théories blanches ou multicolores, qui, cheminant le long des marches, tout contre les larges pierres, rappellent les bas-reliefs de la Grèce antique. Leurs cheveux qui ruissellent encore, leurs cheveux lourds et mouillés, tombent en masse sur leurs draperies de mousseline, et elles portent chacune, à l’épaule, une grande buire de métal clair, ce qui est une occasion de relever un bras nu.

Les hommes, tous restés sur le Gange, et assis maintenant dans la pose hiératique, achèvent, avant de s’immobiliser en extase, leur toilette religieuse ; sur le bronze lavé de leur torse, ils tracent en l’honneur de Çiva des raies de cendre, et sur leur front, avec du carmin, le sceau terrible.

Dans le recoin des morts, où la lumière matinale montre les pierres d’alentour un peu noircies par les fumées de cadavres, on ne brûle personne en ce moment. Deux formes humaines, enveloppées de linceuls, sont là, dont nul ne s’occupe ; l’une déjà étendue sur son bûcher, l’autre prenant dans le Gange son bain suprême, à côté de tant de baigneurs vivans et beaux, dans la plénitude musculaire. Sur les radeaux, sur les marches inférieures des escaliers qui descendent au fleuve, la prière, l’immense prière est partout commencée, et, à cette heure, elle fait différer toutes choses, même l’allumage des bûchers, et les cadavres attendent.

Oh ! les étranges expressions d’absence, les traits figés, les yeux qui ne voient plus ! Jeunes hommes en contemplation mystique, les mains sur le visage ne laissant paraître que deux prunelles ardentes qui regardent au-delà ; fakirs couverts de chapelets, dont l’âme a pour un temps fui le corps anesthésié ; vieillards aux membres poudrés de cendre grise…

Au ras de l’eau, un qui prie, les yeux blancs, assis sur une peau de gazelle, garde avec une fixité à faire peur la pose des statues de Çakya-Mouni, qui est aussi par excellence la pose fakirique : accroupi les jambes croisées, les genoux touchant le