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D’abord le recoin des bûchers, devant lequel il faut passer. Un seul cadavre, bien que la peste ait fait depuis quelques jours son apparition dans la ville sainte ; il se baigne, couché sur la berge et plongé jusqu’aux reins dans le Gange. Mais on a brûlé sans doute plusieurs corps cette nuit, car je vois par terre des amas de tisons fumans, et l’eau, en face, est toute noircie de charbon humain, sous les guirlandes fanées, qui flottent avec des détritus et des pourritures. Et le jeune fakir des morts est là toujours, dans sa même pose, debout, les bras croisés, la tête baissée, le menton entre ses doigts ; avec son poudrage gris, il a l’air de quelque bronze de la Grèce qui aurait séjourné dans la terre, mais ses longs cheveux sont teints en rouge et il s’est couronné de jasmin.

Parmi les fleurs, parmi les obsédantes guirlandes jaunes, flottent aussi des carcasses gonflées, des bœufs noyés, des chiens morts, et la vieille fétidité du Gange emplit l’air si merveilleusement limpide ; elle amène, impose et maintient l’idée de la mort dans la féerie du matin rose.

On sent le printemps venir ; les furtives indications d’hiver, qui m’avaient accueilli à mon arrivée, ne se retrouvent plus. On sent une langueur nouvelle, dans le matin ; on dirait aussi que l’eau du fleuve s’est attiédie ; les baigneuses aux longues chevelures, aux seins voilés de fines mousselines des Indes, s’y attardent aujourd’hui davantage. Il y a une affluence extraordinaire de petits baigneurs ailés ; pigeons, moineaux, oiseaux de toutes couleurs s’abattent par troupe au milieu des brahmines en prière, se posent sur leurs buires de cuivre étincelant, sur leurs fleurs et sur leurs guirlandes ; à tous les cordages des barques, ils s’accrochent par grappes, et chantent à plein gosier. Et les vaches sacrées, devenues plus nonchalantes, se couchent voluptueusement au soleil, en bas des grands escaliers où les enfans viennent les caresser, leur offrir des graminées fraîches, des bouquets de roseaux verts.

Comme chaque jour, tout Bénarès est là, toutes les nudités, tous les bronzes des hautes castes s’étagent sur les immenses gradins de la rive, à l’ombre des parasols étranges, ou dans les kiosques de granit qu’habitent les dieux à six bras, ou bien en pleine lumière, sur les planches flottantes et dans l’eau.

Je suis à peu près le seul qui ne prie pas, sur le Gange, à cette heure, ou tout au moins suis-je le seul à ne pas accomplir