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désordonnée et brutale. Pendant l’inaction forcée à laquelle l’avait condamné l’apogée du régime napoléonien, Gneisenau avait construit, avec tout le feu d’une imagination débordante, des plans de reconstitution européenne. A la même époque, avec un singulier génie d’intrigue, il s’était fait en Angleterre, en Suède, en Allemagne, le commis-voyageur de la conspiration européenne, l’intermédiaire officieux, pas toujours très scrupuleux, du parti anti-napoléonien, de l’Angleterre et de la Prusse, de Hardenberg et de Munster. Sous cet aspect d’imagination exubérante, et d’intrigue compliquée, qui le fit prendre parfois pour un dangereux démagogue, il recelait la plupart des qualités d’un chef militaire : une activité inlassable, une volonté tenace, solide, persévérante, un jugement sûr. Mais, avec cela, brutal et grossier à souhait ; ne prenant aucun soin d’adoucir ou de tempérer les contacts extérieurs d’une volonté qui était aussi déplaisante dans ses manifestations qu’elle était ferme et assurée dans son action ; traitant en despote, sans même s’abriter sous la signature du chef d’armée dont il n’était que l’auxiliaire, les commandans de corps de l’armée de Silésie.

« En rendant justice aux talens du général Gneisenau, » écrit Langeron, « je ne puis donner les mêmes éloges à son caractère. Son orgueil et son amour-propre ne lui permettaient pas de souffrir la moindre contradiction. Égoïste, dur, emporté, plus grossier et plus brutal qu’il n’appartient même à un Allemand de l’être, il ne ménageait personne, il était généralement haï et devait l’être. »

Langeron, qui partageait les préjugés de Metternich contre les doctrines nouvelles, ajoutait un autre trait à ce portrait de Gneisenau : « Ses principes libéraux, » écrivait-il encore, « son attachement aux funestes opinions des publicistes et des professeurs de l’Allemagne, sa haine pour son roi, le rendaient également dangereux à son souverain et à son pays. » Et l’ancien chef de corps de l’armée de Blücher, rédigeant ses mémoires en 1826, alors que Gneisenau, chargé d’honneurs, était devenu feld-maréchal, terminait par un dernier trait : « Il faut espérer que ce grade et les grâces dont il a été comblé, affaibliront ses idées révolutionnaires, ou du moins l’engageront à les dissimuler. »

De fait, en 1813, Gneisenau ne dissimulait guère ce que Langeron appelle ses idées révolutionnaires : comme la plupart des patriotes allemands de cette époque, il subordonnait tout à sa