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on le voit, des gens ayant plus ou moins changé de croyances et chez lesquels les convictions religieuses s’étaient fortement émoussées ; les tribus du voisinage les tenaient pour de très médiocres musulmans ; rien que le fait d’avoir été sujets des chrétiens les faisait regarder avec ce sentiment de pitié méprisante que les Marocains d’aujourd’hui ont pour nos sujets algériens. Par la suite, il arriva à Salé des Turcs et des renégats de provenance méditerranéenne, tous forbans de profession, et cette population bariolée finit par ressembler à celle des autres villes corsaires. Elle était caractérisée par un esprit entreprenant et mercantile, un manque absolu de scrupules et cet endurcissement que donne la fortune gagnée dans des expéditions aventureuses. On peut dire qu’à la religion près, les populations de certaines villes chrétiennes de la Méditerranée, et en particulier celles de Gênes, Pise, Livourne et Barcelone, lui ressemblaient beaucoup. De part et d’autre l’esclavage était le principal objectif de la course ; les Génois déshonorèrent même leur commerce en trafiquant des chrétiens comme des musulmans et en faisant la traite des blanches pour approvisionner de Circassiennes les harems de l’Egypte et du Maghreb. En plein XVIIe siècle, on voyait à Gênes de riches armateurs se faisant servir par des esclaves barbaresques, et Mouette raconte qu’à la même époque un Maure de Tlemcen était esclave du cardinal d’Aragon. « Nous croyons, dit Mas Latrie, l’auteur le plus documenté sur la question, que la statistique des forfaits dont la Méditerranée a été le théâtre du XIe au XIVe siècle, s’il était possible de la dresser, mettrait à la charge des chrétiens une quotité fort lourde dans l’ensemble des pillages et des dévastations maritimes que nous rejetons trop facilement au compte des Barbares. Si les chrétiens nous paraissent avoir plus souffert de la piraterie musulmane, c’est qu’ils avaient un commerce plus considérable et des côtes moins faciles à défendre ; c’est que leur histoire générale nous est mieux connue que celle des Arabes. Les témoignages des chrétiens révèlent eux-mêmes tout le mal imputable aux pirates d’origine chrétienne. Du XIIe au XVe siècle, Grecs et Latins ont commis sur mer d’innombrables forfaits. »

La forme du gouvernement créait entre Salé et les villes corsaires de la Méditerranée, barbaresques ou chrétiennes, une autre ressemblance, car Salé arriva comme elles à se constituer en république. C’est une loi de l’histoire que toutes les grandes