Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/910

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

solides le crédit rural, encourager, stimuler l’esprit d’initiative au lieu de produire l’apathie par de prétendus bienfaits, apprendre aux paysans à compter sur eux-mêmes, à se perfectionner dans des métiers ébauchés déjà et qui peuvent contribuer à leur indépendance, telle est l’œuvre à longue échéance que se propose plus d’un propriétaire foncier. Mais ces procédés semblent un peu lents aux réformateurs trop pressés. Tous les êtres jeunes, qu’il s’agisse des individus ou des foules, poussent les théories droit à leurs dernières conclusions. On croit une chose juste en principe, elle vous paraît scientifiquement prouvée, il faut donc l’exécuter sans retard, attendre serait une lâcheté. Les inconvéniens, les impossibilités, on ne s’y arrête pas, on passe par-dessus.

Il y aurait cependant, pour faire réfléchir, l’exemple récent des Doukhobors. Chacun connaît, au moins par la sympathie que leur a témoignée Tolstoï au milieu des persécutions dont ils étaient l’objet, l’existence de ces sectaires. Pour n’être pas forcés de porter les armes, d’agir ainsi contre leurs croyances, sept mille d’entre eux émigrèrent, il y a quatre ans, au Canada, où on leur fit l’accueil que reçurent en Amérique les Quakers d’autrefois. Affranchis de tout service militaire et de certaines obligations légales qui offensaient leur sentiment du devoir, ils obtinrent une vaste concession où ils avaient jusqu’ici mené une vie exemplaire, faisant l’admiration de tous par leurs habitudes chastes et laborieuses. Leur prospérité semblait assurée ; mais le serpent pénétra dans ce Paradis terrestre conquis à grand’peine après un très pénible exode. Il suffit pour chavirer ces honnêtes cervelles du passage d’un apôtre agitateur, à demi religieux, à demi socialiste, comme la Russie en produit trop. Ce n’était pas la première fois qu’un prophète quelconque les conduisait au précipice. Celui-ci leur persuada qu’il est contraire à l’idée de liberté et par conséquent criminel de faire travailler de force les animaux, et, convaincus, les pauvres Doukhobors, qui déjà se défendaient de goûter à la chair des bêtes, qui ensuite s’étaient interdit ce qui sort d’elles, le lait, les œufs, etc., s’attelèrent eux-mêmes docilement à la place des chevaux. On les vit, hommes ou femmes, traîner la charrue et de lourdes voitures. Affaiblis par le régime végétarien, vêtus de cotonnade pour ne pas voler sa toison à la brebis, chaussés de sabots ou de mauvaises sandales pour ne pas transformer illicitement en bottes ce cuir qu’ils voulaient laisser désormais à son légitime propriétaire, le bœuf, ils se réduisirent