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une errante, elle n’a pris racine nulle part. Il lui manque ce qui soutient les autres hommes aux heures tristes et troublées : le souvenir de la terre natale, la tradition des ancêtres, la communauté longtemps éprouvée des joies, des peines, des espérances. Elle est emportée par les vents des nuages… » Et enfin rien ne prévaut contre ce fait lui-même : elle a cruellement souffert d’être éloignée de la France, vers laquelle la ramenait une invincible nostalgie.

Ce qu’il faut dire surtout à la louange de Mme de Staël, c’est qu’un moment est venu où ses yeux se sont ouverts ; elle a compris enfin, et, du jour où elle l’a compris, elle a su dire que les ennemis de Napoléon étaient ceux de la France. Elle a eu pitié de la France souffrante, envahie, déchirée par les alliés. Alors elle a changé d’attitude et son cœur a recommencé de battre à l’unisson du nôtre. Pour apprécier la dignité de son langage en cette heure de crise, il n’est que de le mettre en contraste avec celui de Benjamin Constant. C’est lui qui est coupable d’impénitence finale : c’est lui qui trouve élégant de déblatérer contre la France meurtrie et de piétiner les vaincus. Il écrit dans son Journal intime : « Les Français sont toujours les mêmes : fous et méchans. » Il ne comprend pas que les Français se fassent tuer sous la conduite de celui qui défend le sol de leur pays : « Nous verrons si les Français tiendront à cet enragé qu’ils nomment Empereur… Je n’aurais pas cru cette nation bête à ce point. » Il charge Mme de Staël de faire imprimer à Londres sa brochure sur l’Esprit de Conquête, où il flétrit la nation conquérante. Mme de Staël lui répond : « Ne voyez-vous pas le danger de la France ?… Je suis comme Gustave Wasa ; j’ai attaqué Christiern, mais on a placé ma mère sur le rempart. Est-ce le moment de mal parler des Français quand les flammes de Moscou menacent Paris ?… Que Dieu me bannisse plutôt de France que de m’y faire rentrer par le secours des étrangers. » Constant est incorrigible, et la beauté d’une âme de dilettante se fait voir chez lui dans tout son jour. Il écrit, quatre jours avant l’entrée des alliés dans Paris, que la France doit être mise « au ban des nations, » et il adresse à Mme de Staël un mémoire de même encre pour qu’elle le mette sous les yeux des ministres anglais. Cette fois elle lui envoie cette apostrophe indignée : « J’ai lu votre mémoire ; Dieu me garde de le montrer ! Je ne ferai rien contre la France. Je ne tournerai contre elle dans son malheur ni la réputation que je lui dois, ni le nom de mon père qu’elle a aimé ; ces villages brûlés sont sur la route où les femmes se jetaient à genoux pour le voir passer. Vous n’êtes pas Français, Benjamin ! » C’est la punition