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cela n’avait réalisé les belles espérances de 1814. Sans compter que, depuis lors, on avait eu la révélation d’un véritable génie musical : Le Barbier de Séville, Tancrède, Otello avaient été accueillis à Vienne avec plus d’enthousiasme, peut-être, que dans le reste de l’Europe ; et d’année en année, à la lumière de ces chefs-d’œuvre, le public viennois s’était mieux rendu compte de ce qu’il y avait de contraint, de pédantesque, de démodé à jamais, non seulement dans l’art obscur et mal venu de ce Beethoven, mais jusque dans celui du « père » Haydn, ou de Mozart lui-même.

Pourtant, le nom de l’auteur de la Bataille de Vittoria ne laissait pas de garder encore un certain prestige : et sa figure, telle qu’on la voyait à cette table de restaurant, offrait un spectacle à la fois si drôle et si pitoyable qu’on ne pouvait s’empêcher d’en être frappé. Il était maintenant en train de manger son dîner ; tantôt dévorant à la hâte de grosses bouchées, tantôt s’interrompant au milieu du repas, étalant son carnet sur la table toute tachée de graisse, inscrivant fiévreusement quelques notes, et, coup sur coup, vidant deux ou trois verres de son vin du Rhin. Mais parfois aussi une rêverie soudaine l’envahissait. Il se renversait sur sa chaise, relevait la tête, et, immobile, regardait longtemps le vide devant lui : de telle sorte que les étrangers assis aux tables voisines pouvaient avoir tout le loisir d’examiner son visage. Et ils découvraient alors, avec surprise, que c’était un visage d’une admirable beauté. Ceux d’entre eux surtout qui avaient connu Beethoven dix ans auparavant, au temps de son élégance mondaine et de ses succès, s’émerveillaient du changement que l’âge, ou peut-être la souffrance, avait produit en lui. L’ovale de la face, naguère un peu boursouflé et d’une vigueur un peu commune, s’était aminci, affiné, en quelque sorte ennobli. Tous les traits, plus nettement accusés, avaient pris une harmonie plus douce et plus pure : le vaste front bombé, le nez droit et ferme, le pli impériaux des lèvres, la saillie du menton, où s’était désormais creusée une large ravine. Et, sous de terribles sourcils en broussailles, les deux grands yeux noirs trop ouverts s’étaient chargés d’une tristesse si profonde, si tragique, si désespérée, qu’on se sentait tout à coup frémir d’angoisse à les voir, comme si toute la douleur humaine s’y fût trouvée reflétée.

Mais bientôt l’arrivée d’un compagnon tirait le malheureux de sa rêverie. Ce compagnon, le violoniste Charles Holtz, était un jeune homme à figure de coquin, sournois et plat, avec l’air à moitié d’un artiste, à moitié d’un commis de boutique. Évidemment ivre déjà, il