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piano et violoncelle (op. 102), venait précisément d’inaugurer ce qu’on appelle « sa dernière manière. »

Mais Schubert avait alors dix-neuf ans : et, peu de temps après, il a dû pardonner à Beethoven ses « bizarreries, » car le fait est que, depuis l’année 1822 surtout, comme je l’ai dit, et jusqu’à sa mort, en 1828, il n’a plus cessé de vouloir l’imiter. Chacune de ses compositions, depuis lors, a été, en quelque sorte, directement inspirée d’une œuvre de Beethoven ; et je supposerais volontiers que, si sa Symphonie en si mineur (qu’on nomme, bien à tort, la « symphonie inachevée, ») n’est faite que d’un allegro et d’un andante, c’est qu’il l’a écrite sous l’influence d’une sonate de Beethoven en mi mineur (op. 90), faite, pareillement, d’un pathétique allegro en mineur que suit une façon de canzone en majeur. Au reste, tous ses amis sont unanimes à affirmer que, dans les dernières années de sa vie, il « tenait Beethoven pour un dieu. » La façon dont il l’imitait prouve, malheureusement, qu’il continuait à ne pas le comprendre : mais, à coup sûr, il l’adorait, et nous n’avons pas de peine à croire son ami Spaun quand il nous dit que « Schubert se serait estimé infiniment heureux s’il lui avait été possible d’approcher Beethoven. »

L’obstacle est donc venu entièrement du côté de ce dernier. Spaun, — le plus autorisé des biographes de Schubert, — nous le dit encore expressément : « Mais Beethoven, vers la fin de sa vie, s’était assombri au point d’être inaccessible. » Et cependant il n’avait pas été « inaccessible » pour les amis de Schubert, — pour Schwind, pour Grillparzer, pour Hüttenbrenner, — dont aucun n’avait autant de droits à attirer son attention que le jeune auteur de l’Octette et de la Belle Meunière. De telle façon qu’on se trouve forcément conduit à penser que Beethoven a dû avoir contre Schubert une prévention spéciale, qui toujours l’a empêché non seulement de se lier avec lui, mais même de faire sa connaissance et d’accueillir son hommage.

Et, en effet, pour peu que l’on considère la personne et l’œuvre des deux musiciens, les motifs de cette prévention se devinent aisément. L’avouerai-je ? Je ne serais pas surpris que, en premier lieu, Beethoven ait été jaloux de son jeune confrère. Avec tout son génie, ce grand homme n’était toujours qu’un homme ; et la souffrance avait encore avivé en lui la fièvre d’une âme naturellement passionnée. Pauvre, malade, délaissé, condamné par sa surdité à une solitude éternelle, comment n’aurait-il pas envié un heureux garçon qui ne lui apparaissait jamais qu’entouré d’une troupe enthousiaste d’admirateurs et d’amis ? Comment n’aurait-il pas envié le talent de Schubert,