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des vieilles règles ; il avait sacrifié au goût nouveau d’un art moins savant, plus brillant, plus pathétique et moins recueilli.

Mais bientôt, sous l’heureuse influence de la solitude, il s’était arrêté dans la fausse voie, où il s’était engagé : il s’épuisait désormais à redevenir un « classique, » de toute son âme, il luttait contre la mode de son temps ; et ses dernières œuvres ne sont qu’un prodigieux effort pour créer, — pour ressusciter, — une musique savante et vivante, traduisant, dans la langue et suivant l’esprit des maîtres anciens, l’océan infini de passions qui coulait en lui. La sobriété, la simplicité, la vie intime et profonde, c’est tout cela qui, toujours plus impérieusement, lui apparaissait comme l’idéal de son art. Et voici que, dans les compositions du jeune Schubert, il voyait se manifester un esprit nouveau. Sous l’apparence trompeuse des formes classiques de la symphonie et de la sonate, il découvrait un art tout d’éclat extérieur et de sensiblerie, un art où des motifs et des rythmes, souvent très beaux, ne produisaient plus l’émotion que par eux-mêmes, et non par le vivant travail de leur mise en œuvre. Le jeune confrère que lui vantaient Schindler et Schuppanzigh pouvait avoir de quoi mouiller les yeux des « belles Viennoises : » mais Beethoven sentait bien qu’avec tout son génie d’invention, il ne savait ni varier, ni développer, ni transformer en « art » les idées musicales dont il était rempli. En vain il tentait d’employer les formes anciennes : il était l’homme de son temps, d’un temps que le vieux Beethoven haïssait et méprisait sans cesse davantage. Jusque dans ses lieds, il introduisait l’esprit de ce temps : il imitait le son de la harpe et le fracas du tonnerre, il décrivait les sauts d’une truite dans l’eau, il sacrifiait au murmure d’un rouet la plainte amoureuse de Marguerite délaissée. Et, certes, ses lieds étaient des chefs-d’œuvre de grâce pittoresque : mais comment Beethoven les aurait-il aimés, lui qui, toute sa vie, s’était ingénié à resserrer, à simplifier, à rendre plus concise et plus pénétrante la traduction musicale de ces quatre vers de Goethe : « Celui-là seul qui connaît la mélancolie sait combien je souffre. Sans amis, et privé de toute joie, en vain je regarde l’horizon ! » Comment ce dernier « classique » n’aurait-il pas détesté, en Schubert, l’homme qui allait achever de détruire le glorieux et vénérable édifice que, lui-même, de toutes ses forces, vingt ans, il s’était épuisé à vouloir sauver ?


T. De WYZEWA.