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du voyage que le comte Lamsdorf a fait récemment à Vienne, en passant par Belgrade et par Sofia. On ne saurait pourtant se méprendre sur l’importance de ce voyage ; elle est considérable. Une dépêche de notre ambassadeur à Vienne dit bien que le comte Lamsdorf s’est mis d’accord avec le comte Goluchowski et avec l’empereur François-Joseph ; mais les conditions de cette entente restent dans le vague, et ce vague se répand sur toute la situation. Il s’agit de savoir ce que, à Saint-Pétersbourg et à Vienne, on compte faire, à Constantinople d’abord, cela va de soi, pour y imposer les réformes nécessaires, mais aussi à Sofia pour empêcher qu’on ne passe outre à ces réformes et qu’on ne déchaîne dans la Macédoine la révolution avec toutes ses suites.

Le bruit a couru, ces jours derniers, que la Porte mobilisait, c’est-à-dire qu’elle complétait par l’appel des réserves asiatiques les deux corps d’armée qu’elle a à Monastir et à Andrinople. On s’en est ému, et la Porte a cru devoir faire démentir la nouvelle. Peut-être cette nouvelle était-elle inexacte dans les termes où on la présentait ; mais il y a lieu de croire qu’elle n’est pas tout à fait fausse, et que, si la mobilisation n’a pas été ordonnée, elle a été préparée. Y a-t-il un gouvernement au monde qui, menacé d’une insurrection qu’on lui annonce tous les jours comme sur le point d’éclater, ne prendrait aucune précaution pour la réprimer ? Ce serait une surprenante négligence, de la part de la Porte, de ne rien faire contre un danger qu’il lui est vraiment difficile d’ignorer. Tout ce qu’on peut lui demander, — et c’est peut-être plus qu’on ne peut obtenir d’elle, — est d’agir à la manière d’un gouvernement civilisé, qui se défend quand on l’attaque, mais par d’autres moyens que ceux de la barbarie. Le fantôme sanglant des massacres arméniens se présente à toutes les imaginations, avec le cortège d’horreurs qui l’accompagne. Si le Sultan jetait de nouveau un pareil défi à l’Europe, ou plutôt à l’humanité, l’indignation générale prendrait contre lui une forme moins platonique qu’autrefois. Tant de sang versé retomberait enfin sur sa tête. Mais qui pourrait refuser au gouvernement ottoman le droit de se défendre contre l’insurrection fomentée au dedans, et surtout contre la révolution venue tout armée du dehors ? Lui aussi sera dans son rôle en le faisant ; et on ne pourra lui adresser aucun reproche si, après avoir consenti sincèrement à des réformes, il prend des mesures pour en protéger l’exécution. À coup sûr, la situation est grave : elle le deviendra bien plus encore, si on ne sent pas, soit du côté de l’Europe, soit du côté de la Porte elle-même, une force capable de se faire res-