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d’exprimer son avis qu’elle n’avait pas à prendre une part directe dans l’élaboration du programme définitif. Elle s’est contentée, comme les autres, de s’y rallier et de le soutenir quand il a été fait, et c’est assurément tout ce qu’on pouvait lui demander. L’action, restée si discrète, de notre diplomatie n’a donc pas mérité les reproches qu’on lui a adressés de l’autre côté du Rhin. M. Delcassé s’est inspiré des intérêts généraux de l’Europe, dont la France ne distingue pas les siens.

Il aurait été beaucoup plus loin s’il s’était inspiré des manifestations de l’opinion. Un meeting, qui a réuni plus de 4 000 personnes, a eu lieu au théâtre du Château-d’Eau sous la présidence de M. le baron d’Estournelles de Constant. On y a entendu des orateurs venus de tous les points de l’horizon politique, appartenant aux partis les plus divers et même les plus éloignés les uns des autres, M. Denys Cochin, M. Jaurès, M. de Pressensé, M. Anatole Leroy-Beaulieu, M. Lerolle, etc. Leurs paroles étaient animées d’un souffle véhément d’indignation et de colère contre le sultan Abdul-Hamid. Il y avait là plus de réminiscences historiques, dont quelques-unes sont récentes et douloureuses, que de jugemens exacts sur la situation présente. Le souvenir des massacres d’Arménie hantait les imaginations et quelquefois même les égarait un peu. M. Jaurès a dit dans son discours qu’il était bon que la diplomatie eût des préoccupations, à condition de se rassurer. Les manifestations de ce genre peuvent avoir leur utilité ; mais, dirons-nous à notre tour, c’est à condition que la diplomatie ne s’en inspire pas trop. L’humanité est une grande et belle chose, la sensibilité aussi : toutefois on risque de les compromettre gravement l’une et l’autre lorsqu’on en fait les seuls guides de sa politique. Elles ne doivent jamais en être absentes ; elles ne doivent pas non plus exclusivement la diriger. Il faut encore tenir compte des intérêts des puissances, qu’aucune d’elles n’est disposée à sacrifier : elles n’en ont peut-être pas le droit. On risquerait sans cela de provoquer les plus redoutables conflits, et, sous prétexte d’améliorer le sort de quelques populations, de faire couler beaucoup plus de sang qu’on n’en épargnerait. Nous prenons la manifestation du Château-d’Eau, comme il convient de le faire, dans son ensemble. Si nous descendions dans le détail des partis ou des hommes qui y ont pris part, nous ne saurions assez nous étonner de voir les socialistes, par exemple, s’enflammer aujourd’hui pour les Macédoniens, après l’avoir fait hier pour les Arméniens, alors qu’ils se montrent généralement si tièdes pour les intérêts de la France elle-même, lorsqu’ils sont menacés à l’étranger. La préoccupation d’échapper à tout ce qui pourrait