Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/653

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le premier chapitre de l’autobiographie : Comment se forge un Américain. Elle se réveilla d’autant plus vive que l’histoire de ce personnage, dont les travaux ont eu quelques rapports avec ceux d’Hercule nettoyant les écuries d’Augias, débutait par la plus fraîche de toutes les idylles.


I

Nous sommes à Ribe, une vieille ville de la côte septentrionale du Danemark qui ne garde de son importance évanouie que l’ancienne cathédrale, devenue depuis longtemps la Domkirche luthérienne. Ribe dort à plat sur l’herbe qui se déroule sans un pli jusqu’aux dunes de sable. La rivière Nils, tout près de son embouchure, y coule sous un pont léger, arrondi en deux bosses comme celles d’un dromadaire, pour laisser place aux bateaux. Et, sur ce pont, Jacob Riis, âgé de quatorze ans, passe en manches de chemise, sa veste repliée sur le bras ; il revient pour le repas de midi de l’atelier où il est apprenti, au moment même où rentre de l’école, joliment pomponnée, la demoiselle du château, comme on appelle l’usine de son oncle, le seul centre de richesse, de progrès et d’entreprise qu’il y ait à Ribe.

Les deux enfans sont camarades, car, dans ce pays aux mœurs patriarcales, les classes, bien qu’assez rigoureusement marquées, frayent volontiers ensemble ; d’ailleurs le père de l’apprenti charpentier, étant le principal professeur de l’école de latin, serait, en qualité de notabilité officielle, placé, selon les idées locales, au-dessus de l’industriel et du commerçant. Filles et garçons se rencontrent aux leçons de danse ou ailleurs, et cependant Jacob croit voir Elisabeth pour la première fois. L’air qu’il est en train de siffler s’arrête sur ses lèvres et il a désormais un but déterminé dans la vie, qui date pour lui du moment précis où il est tombé amoureux. Cette première émotion du cœur, alliée chez lui à l’éveil de la volonté, est notée avec beaucoup de charme. C’est un gamin qui a posé le pied sur la première arche du pont, c’est un homme qui passe de la seconde arche au petit sentier herbu resté le même aujourd’hui dans sa mémoire qu’il y a quarante ans et où régnera pour lui un printemps éternel.

En suivant ce sentier, il arrive chez son père, à qui quatorze fils, que le brave homme a pour la plupart décorés de noms latins, donnent assez peu de satisfaction, aucun d’eux ne se