Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/654

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

montrant disposé à suivre les carrières administratives ou littéraires. Jacob, pour sa part, préfère devenir charpentier. En cette qualité, il aide à construire la superbe fabrique de l’oncle, du père adoptif d’Elisabeth, ce qui n’est pas le plus sûr moyen d’obtenir la main de la jeune fille.

La passion du petit charpentier pour la demoiselle du château ne tarda pas à devenir la fable de la ville. Expansif et turbulent, Jacob se rendit coupable de tant d’extravagances que ceux qui s’étaient d’abord amusés de son roman commencèrent à le taxer de scandaleux. Aussitôt qu’il eut quinze ans, ses parens s’empressèrent de l’envoyer achever son apprentissage à Copenhague. Il revint, ayant en poche son diplôme de la guilde des charpentiers, et persuadé dans sa simplicité qu’il pouvait dès lors atteindre à tout. Vingt-quatre heures après, tout le monde savait à Ribe qu’il avait eu l’audace de demander la main d’Elisabeth et qu’on l’avait éconduit. Son douloureux désappointement n’eut rien de commun avec le désespoir. Il se dit que, pour fléchir la famille de sa bien-aimée, il suffirait de devenir riche. Une vision de l’Amérique traversa son cerveau, un pays jeune et libre où les préjugés de caste n’existent pas, où de grosses fortunes se font en un clin d’œil. Ces idées plus ou moins justes lui avaient été communiquées par un mineur californien revenu au pays sans le sou. Son père, tout en le blâmant très fort, le laissa partir, jugeant qu’il lui fallait perdre sur les grands chemins du monde quelques illusions ; mais il n’avait pas d’argent à lui donner, et Jacob possédait tout juste de quoi payer la traversée. Les voisins, en se cotisant, remirent deux cents francs environ à ce pauvre insensé dont les ambitions avaient un instant troublé la paix stagnante d’une ville morte ; et voilà que tout à coup un heureux présage vint réconforter Jacob. A la Domkirche, où, la veille de son embarquement, il allait, pour mettre le ciel de son côté, recevoir la communion, le hasard fit qu’une jeune fille s’agenouilla auprès de lui sans le voir et que cette jeune fille fut Elisabeth. Il emporta dans son cœur, comme un talisman, le souvenir de cette dernière rencontre silencieuse au pied de l’autel où, quelques années plus tard, en dépit des circonstances, il devait conduire sa fiancée.

Mais, auparavant, combien de déboires ! Il avait cru qu’en Amérique, avec deux bras solides, on se rendait toujours maître de la situation. Et, au contraire, dès le débarquement, il se sentit