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contact avec la Cour. C’est aussi bien à Rome et au monde spécial de la politique que se limite son horizon. Il nous dit qu’il est révolté de ce qui s’y passe, il se plaint « qu’on n’y voie que des scènes de deuil, des délations, des supplices, des amis qui trahissent leurs amis, des procès qui ont tous le même motif et la même issue. » Toutefois il ne peut s’en arracher. Il ne peut écarter sa vue de ces spectacles qui le font souffrir. Il prend à s’en repaître une sorte de plaisir douloureux. Il se home à suivre d’un regard effrayé et fasciné les tragédies du Palatin.

Il y trouve une satisfaction à la tendance dominante de son esprit qui est foncièrement pessimiste. Car il pense beaucoup de mal de la nature humaine. L’optimisme de Fénelon ne s’y était pas trompé, et son jugement reste à ce point de vue l’un des plus clairvoyans : « Tacite montre beaucoup de génie avec une profonde connaissance des cœurs les plus corrompus, mais… il a trop d’esprit, il raffine trop, il attribue aux plus subtils ressorts de la politique ce qui ne vient souvent que d’un mécompte, que d’une humeur bizarre, que d’un caprice. Les plus grands événemens sont souvent causés par les causes les plus méprisables. C’est la faiblesse, c’est l’habitude, c’est la mauvaise honte, c’est le dépit, c’est le conseil d’un affranchi qui décide pendant que Tacite creuse pour découvrir les plus grands raffinemens dans les conseils de l’empereur. Presque tous les hommes sont médiocres et superficiels pour le mal comme pour le bien. » Tacite, s’il eût pensé ainsi, n’aurait pas été le grand psychologue qu’il avait conscience d’être. Mais il excellait à pénétrer jusqu’aux mobiles les plus secrets et les moins avouables ; et parce qu’il y excellait il y prenait du plaisir. Il se réjouissait de chaque découverte nouvelle. Et comment imaginer un plus beau champ d’investigations que cette société en déliquescence ? Pour un moraliste en quête de monstruosités, quels merveilleux spécimens offrait ce palais des Césars ! Chez les maîtres, quels exemples de cruauté, de folie, de détraquement cérébral ! Chez les sujets, quels traits de bassesse et de lâcheté ! On devine la joie du collectionneur. On se figure son contentement à chaque tare nouvelle que lui a révélée son analyse impitoyable. Il creuse dans le noir. Sa misanthropie satisfaite lui procure d’acres jouissances.

Ajoutez que Tacite est l’élève des rhéteurs. Comme Juvénal, il a été élevé dans les cris de l’école. Et l’on sait l’influence qu’ont eue les écoles de déclamation sur toute la littérature de l’époque impériale. La société pour laquelle il écrit est celle qui fréquente les salles de