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l’heure actuelle. Si on avait pu se méprendre sur la véritable pensée de M. Jaurès, au milieu des longs développemens qu’il lui a donnés, son vote aurait dissipé toutes les ombres, précisé son but, accentué sa défaite. M. Jaurès a été des 78 qui ont refusé de dire que l’affaire Dreyfus ne devait pas sortir du domaine judiciaire où la Chambre l’a très fermement maintenue.

Jamais peut-être l’orateur socialiste n’avait mieux montré ce qu’il y a de purement sophistique dans sa manière oratoire. Certes, la mise en scène dont il s’est entouré était habile et propre à éblouir l’imagination d’une assemblée à laquelle il ne laissait pas le temps de réfléchir. L’adhésion obséquieuse, empressée, précipitée du gouvernement était de nature à faire impression sur les esprits. Mais les deux argumens principaux de M. Jaurès étaient si vains et si vides, qu’il était difficile de s’y laisser prendre. Le premier est tiré d’une prétendue lettre, ou d’une note de l’empereur d’Allemagne, tendant à prouver que Dreyfus était un traître, et cela dans des conditions qui ne pouvaient laisser aucun doute. Cet écrit de l’empereur Guillaume, personne ne l’a vu ; on n’en a montré que des photographies. S’il a existé, c’est assurément un faux. Quoiqu’il en soit, les assertions contraires de M. Jaurès ne nous empêcheront pas de dire qu’il n’a joué aucun rôle sur le terrain judiciaire. Au milieu des mille détails d’une affaire aussi compliquée, il a plu à M. Jaurès de choisir celui-là comme il aurait pu en choisir un autre, et, sur cette pierre exiguë, de bâtir tout un édifice d’hypothèses qu’il a dressé hardiment jusqu’au ciel. Il ne met pas en doute un seul instant que ce ne soit le colonel Henry qui a commis ce second faux. C’est possible, mais qu’en sait-il et quelle preuve en apporte-t-il ? Et, quand cela serait, qu’en résulterait-il ? Des deux journées que M. Jaurès a passées à la tribune, la plus grande partie a été consacrée à cette pièce apocryphe. L’orateur s’est efforcé de démontrer qu’elle avait obsédé la pensée de tout le monde comme elle obsédait si visiblement la sienne, et que c’est à cette obsession inavouée qu’ont cédé les juges du conseil de guerre de Rennes lorsqu’ils ont condamné Dreyfus. Il a supposé qu’on avait communiqué incorrectement cette pièce, et peut-être d’autres encore, aux juges du second conseil de guerre, comme on en avait communiqué d’autres aux juges du premier. Il serait difficile d’inventer une supposition plus invraisemblable. Tout ce qu’on a raconté de la prétendue lettre de l’empereur d’Allemagne est une histoire à dormir debout, y compris ce qu’en raconte aujourd’hui M. Jaurès. Mais son discours a une seconde partie qui contient un second