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peut-être une lumière nouvelle. Nous avons, après l’arrêt du Conseil de guerre de Rennes, demandé la grâce de Dreyfus, pour mettre sa personne elle-même, — coupable ou non, elle était cruellement meurtrie, — hors de sa propre affaire que nous voulions pouvoir examiner et traiter plus librement. Nous avons approuvé l’amnistie dans la même intention. Mais aujourd’hui, il ne s’agit ni de Dreyfus, ni de la justice, ni de la vérité : il n’y a qu’une entreprise politique dans l’immense effort oratoire qu’a fait M. Jaurès et où il a entraîné le gouvernement comme un infime canot ballotté dans le sillage d’un navire. Son dessein a été dévoilé par M. Ribot, et encore mieux par lui-même, cité par M. Ribot ? C’était à Lille, en 1900. M. Jules Guesde et les purs doctrinaires du socialisme accusaient le brillant et bruyant orateur du parti de lui avoir fait perdre inutilement du temps et des forces dans la campagne dreyfusiste où il l’avait engagé. Ils désapprouvaient cette campagne. « Ce n’était pas du temps perdu, s’est écrié M. Jaurès, car pendant que s’étalaient ces crimes, pendant que vous appreniez à connaître toutes ces hontes, tous ces mensonges, toutes ces machinations, le prestige du militarisme descendait tous les jours dans l’esprit des hommes. Le militarisme n’est pas dangereux, sachez-le, seulement parce qu’il est le gardien du capital ; il est dangereux aussi parce qu’il séduit le peuple par une fausse image de grandeur, par je ne sais quel mensonge de dévouement et de sacrifice. Lorsqu’on a vu que cette idole, si glorieusement peinte et si superbe, lorsqu’on a vu que cette idole qui exigeait pour le service de ses appétits monstrueux des sacrifices de générations, lorsqu’on a vu qu’elle était pourrie, qu’elle ne contenait que déshonneur, trahison, intrigue, mensonge, alors le militarisme a reçu un coup mortel et la révolution sociale n’y a rien perdu. »

M. Jaurès ne se contente pas de dire que l’idole dont il parle contient des membres pourris, mais bien qu’elle est pourrie elle-même. Il ne dit pas seulement qu’elle contient déshonneur, trahison, etc., mais bien qu’elle ne contient que cela. Il parle de militarisme, mais c’est l’armée qu’il vise et qu’il cherche à abattre, le tout au grand profit de la révolution sociale à laquelle il se pourrait bien, en effet, que l’armée apportât un jour quelque obstacle. M. Jaurès sait ce qu’il veut, il est logique, il va droit au fait ; mais que penser d’un gouvernement qui ne veut pas, lui, la révolution sociale, et d’un ministre de la Guerre qui ne veut pas, lui, la destruction de l’armée, et qui se mettent néanmoins à sa remorque ? On voit aujourd’hui très clairement à quoi a servi l’affaire Dreyfus et à quoi on veut la faire