Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/200

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La figure de M. Reeve, disait l’illustre académicien, était essentiellement originale, et il devait ce caractère non seulement à la nature de son esprit, mais à l’éducation qu’il avait reçue. Sur la base anglaise de la forte instruction classique, son père voulut ajouter le couronnement des hautes études continentales. Peu de personnes, de nos jours, ont aussi bien connu que lui cette charmante et originale société de Genève qui semblait dater du XVIIIe siècle et qui en a si souvent conservé les traditions. C’est là qu’il acquit la connaissance approfondie de notre langue. Il en avait saisi les nuances délicates ; il connaissait toute notre littérature. Je ne connais guère d’étrangers qui puissent parler, comprendre et écrire le français mieux que lui.


Les deux jeunes gens étaient nés dans des circonstances et des milieux bien différens : l’un, fils d’une nation puissante, riche et glorieuse, n’avait pour ainsi dire qu’à se laisser vivre en s’abandonnant à l’essor naturel de son activité ; l’autre, fils d’une nation vaincue, était enchaîné dès le berceau, comme disait son compatriote Mickiewicz[1]. Déchiré par une lutte douloureuse entre les rêveries du patriote, les devoirs d’un fils soumis, et les réalités impérieuses de la vie, Krasinski devait traîner après lui pendant toute sa carrière une incurable mélancolie. Les circonstances qui avaient amené à Genève les deux amis étaient tout aussi différentes que l’étaient leurs origines et que devaient l’être leurs destinées.

Henry Reeve était venu volontairement à Genève pour y compléter son éducation, comme tant de ses compatriotes. Sigismond Krasinski, lui, était exilé sur les bords du Léman. Tout jeune encore, — il n’avait que dix-sept ans, — il était déjà victime des épreuves qui avaient accablé son pays. Son père avait accepté sans arrière-pensée la situation que les circonstances avaient faite à la Pologne. Il estimait que les révolutions n’aboutiraient qu’à des catastrophes : il avait, hélas ! cruellement raison. Il servait loyalement le régime russe, sachant qu’aucun autre ne pouvait le remplacer. En 1827, dans un procès politique intenté à des Polonais accusés de menées révolutionnaires, il avait franchement voté leur culpabilité. Un peu plus tard, en 1829, le jour d’un enterrement qui devait donner lieu à une manifestation patriotique, il avait prescrit à son fils de se rendre au cours de droit comme d’habitude. Le jeune homme avait obéi, la mort dans l’âme, et s’était trouvé seul en tête à tête avec le professeur ; le

  1. Mickiewicz, Messire Thadée, chant XI.