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noir l’oblige à beaucoup de prudence et de laconisme. Il ne garde plus les lettres de Reeve ; il les détruit. D’autre part, il a commencé à publier : il a fait paraître la Comédie non divine et Irydion. Les lettres se font de plus en plus rares ; Reeve est absorbé par son labeur de fonctionnaire et de publiciste : les deux amis, entrés dans la vie réelle, ne peuvent pas vivre éternellement sur les souvenirs de leur adolescence à Genève. La correspondance languit. Elle s’arrête définitivement sur une lettre de Krasinski, datée de Vienne le 12 avril 1838.


Le Council office renferme-t-il, lui, la source du Léthé, que vous semblez m’avoir oublié complètement ?


demande le poète, et il termine tristement :


Prospérez ! Soyez plus heureux que le soussigné. Je vous ai toujours prédit que vous parviendriez plus haut que moi. Rappelez-vous toujours que vous eûtes et que vous ne cesserez jamais d’avoir un ami dans l’obscur propriétaire de campagne qui apparemment ne vous reverra que quand il sera tellement rouillé qu’il ne sera plus bon à rien. Quand vous lirez cette lettre, je sais que vous sentirez quelque chose au fond de votre âme.

La correspondance des deux amis est en français. Elle fait honneur à l’éducation qu’ils avaient reçue et que Genève avait encore perfectionnée. Tous deux, l’Anglais et le Polonais, manient notre langue comme leur langue maternelle. Ils ne se risquent point cependant à écrire des vers en français. Car tous deux sont poètes ou croient l’être. Reeve nous entretient à tout moment de ses poésies anglaises, dont il cite des fragmens nombreux, que Krasinski admire ingénument. Krasinski est naturellement obligé de traduire en français ses essais polonais. Reeve est, — comme l’étaient alors tous les jeunes gens, — un ami fanatique de la Pologne ; mais son enthousiasme s’arrête devant la grammaire et le dictionnaire. C’est là un obstacle que les plus passionnés amis de ce peuple malheureux n’ont jamais osé franchir. Dans ma jeunesse, on me racontait que M. De Montalembert avait appris le polonais et traduit le Livre des Pèlerins de Mickiewicz ; j’ai cru à cette légende : vérification faite, il semble que l’illustre écrivain catholique se soit contenté de raccommoder le français douteux d’un traducteur polonais, feu Jasinski.

La correspondance s’ouvre par une lettre de Krasinski, datée de Genève, 26 juin 1830. C’est déjà la profession de foi d’un