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l’imaginait pour lui et aussi pour son ami. Reeve, nous l’avons déjà dit, se croyait poète, et Krasinski partageait ses illusions :


Avant que votre heure sonne, il faudra, lui disait-il (lettre du 10 novembre 1831), que vous ayez agi sur le monde, arraché des cris d’admiration et de louange, d’horreur et de tendresse, d’après le ton dans lequel vibreront vos accords.


Le grave publiciste du Times et de la Revue et Edimbourg’ dut sourire étrangement, s’il lui arriva vers la cinquantaine de relire cette correspondance :


Oh ! mes lettres d’amour, de vertu, de jeunesse[1] !


Au milieu de. ces généreuses rêveries, un cri d’ironie éclate parfois brusquement, perce la nue comme une flèche acérée et sifflante. Au début de leur insurrection, les Polonais avaient envoyé en Angleterre un des leurs, un fils naturel de Napoléon, le jeune Walewski, qui devint plus tard ministre de Napoléon III. Walewski n’avait point réussi dans sa mission et s’était consolé en épousant une jeune Anglaise.


Par la mort de Dieu ! s’écriait Krasinski, cet homme a choisi un beau moment pour se marier ! Voilà ce que c’est d’avoir vécu dans les salons et d’avoir été diplomate. Ses négociations auprès du cabinet de Saint-James ont abouti à une jeune héritière, et c’est le seul secours que l’Angleterre a accordé à la Pologne représentée par l’aimable M. Walewski. Misérable, il aurait dû jouer de la baïonnette ; mais il a eu de l’esprit, du tact, des convenances et, homme comme il faut, il a fait la cour. Il se marie aujourd’hui, il sera riche, il fera des paris de courses de chevaux, pendant qu’en Sibérie, courbés dans les mines, pourriront ses frères et ses parens.


Krasinski est un patriote polonais, mais un patriote de caste, un gentilhomme imbu jusqu’aux moelles des préjugés de sa naissance. Il n’est pas moins dur pour Lelewell que pour Walewski. Lelewell, le profond érudit, le sévère historien, est un démocrate qui s’efforce de faire pénétrer ses doctrines parmi les émigrés. Pour Krasinski, « Lelewell est un coquin ; il a voulu introduire les vices et le délire de l’Occident au sein de la pureté. » De temps en temps revient sous la plume du poète, comme un leitmotiv amoroso, le souvenir d’Henriette Willan. Reeve essaye de faire entrevoir à son ami la possibilité d’un

  1. Victor Hugo.