Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mariage, mais Krasinski se dérobe. Il ressemble à ce personnage de comédie qui faisait la cour à une belle veuve et à qui on proposait de l’épouser : « Mais, répondait-il, je ne saurais plus où aller passer mes soirées. » Pour parler en style plus poétique, on pourrait le comparer à Pétrarque, qui pourtant sut fort bien se consoler ailleurs des rigueurs qui inspiraient ses sonnets et ses canzoni. Krasinski se refuse aux sollicitations de son ami avec une plaisante ingénuité :


J’ai été un homme à périr pour elle, à faire le sacrifice d’une carrière, d’une fortune pour elle, mais non pas à aller demander sa main, à changer mes illusions en une pesante réalité. D’elle, je n’ai désiré que son cœur, et toujours sa main est venue se mettre entre moi et son cœur. Henriette, pour moi, n’a jamais dû être une épouse, mais elle a été le point de départ poétique de toute ma vie.


Suivent deux pages de subtilités que je laisse au lecteur le soin de savourer (lettre du 6 décembre 1831) et que je recommande particulièrement aux psychologues. Il me semble qu’un fin analyste comme M. Paul Bourget y trouverait quelque plaisir.

Hélas ! des hauteurs vaporeuses de cet amour platonique, le poète devait bientôt descendre à des réalités beaucoup plus misérables 1


III

Le second volume de la correspondance de Sigismond Krasinski et de Henry Reeve n’est pas entièrement rempli par la correspondance des deux amis : elle devient de plus en plus languissante, de plus en plus terne et s’interrompt définitivement en 1838. Les lettres n’y tiennent guère que cent trente pages. Tout le reste est occupé par des œuvres de jeunesse du poète polonais, œuvres écrites primitivement en français et qui parurent pour la plupart dans la Bibliothèque universelle de Genève. Nous n’avons, pour cette seconde partie, que les lettres de Krasinski à Henry Reeve. Elles sont datées des endroits les plus différens, de Vienne, de Varsovie, de Pétersbourg, de Rome.

Celles qui viennent de Pologne ou de Russie sont les plus ternes. La crainte du cabinet noir retient la plume du poète et l’empêche de se livrer à ses épanchemens patriotiques. Les tempéramens des deux jeunes gens sont fort différens. Reeve entre