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une fois émue et ébranlée, je rejetai toute considération loin de moi, comme on jette le fourreau de son épée dans une question de vie ou de mort.

Et cela en était bien une pour moi ; car, sans cette subite transition de l’assoupissement au réveil, de l’apathie à la passion, de l’inertie à l’action, vous couriez grand danger de ne plus trouver en moi qu’un idiot. Donc, depuis ce moment, — et si je ne me trompe, c’était le jour de Pâques, tout de suite après la bénédiction du Pape, — j’ai mené une vie pleine de réalités et de songes, une vie corps et esprit, une vie humaine enfin, environnée de dangers graves et de petitesses ridicules, embellie par une poésie de saccades, attristée par des positions fâcheuses, tour à tour s’élevant au tragique, puis tombant dans le bouffon ; une vie parsemée d’admiration et de moquerie, de faiblesses et d’exaltations, de niaiseries, telles que la mode, un ruban, un commérage, et de choses graves, solennelles, telles que la séduction, l’enivrement d’amour, le remords d’une femme vertueuse après s’être sacrifiée, la haine pour celui qui est son mari, les mille craintes de surprise et de vengeance, les mille attentes de bonheur, trompées cent fois et accomplies une fois ; enfin le désespoir, fin habituelle d’un drame semblable, « où, comme dit Balzac, deux belles âmes sont séparées par tout ce qu’il y a de lois, et réunies par tout ce qu’il y a de séductions dans la nature. » Et ces scènes se passèrent à Florence, à Venise, par des journées de printemps, par des soirées délicieuses où tout criait volupté, amour ; — puis parfois, en passant sous le Pont des Soupirs, j’entendais une voix qui me disait : punition et crime. Mais cette voix, c’était une niaiserie pour la passion qui me dévorait. Souvent je souffrais comme un damné ; mes yeux étaient presque détruits, et néanmoins, au milieu du jour, aux reflets éblouissans du soleil d’Italie, je la menais sur ma chaloupe au Lido, à Malamocco, à Chiosa…


Ne traduisons pas ceci en vile prose. M. Kallenbach, dans une note d’une précision cruelle, nous explique l’aventure du poète et nous donne le nom de son amie. C’était une femme mariée, une compatriote. Krasinski, dans la lettre où il raconte longuement son erreur, n’a pas un mot de remords. Il se sait cependant coupable : « Depuis cinq mois, je n’ai pas dit une seule prière, et pourtant je ne sens pas de remords, tellement forte était en moi cette nécessité d’action qui m’a poussé à vivre de toutes mes facultés, à chercher un salut là-bas où les autres trouvent la mort. »

Krasinski était catholique : mais il avait vraiment une singulière façon d’aller en pèlerinage à Rome. Nous n’avons malheureusement pas les réponses de Reeve. J’aurais été curieux de savoir quels conseils le jeune Anglican donnait à son ami dans la crise morale qu’il venait de traverser. Peut-être le rappelait-il au sentiment du devoir, et peut-être Krasinski a-t-il détruit cette correspondance parce qu’il lui eût été trop pénible de la relire. Nous