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Bonnard ; affirme que le maréchal était d’accord avec son intendant, et cherchait même « un homme pour faire périr du Pin » et lui reprendre les papiers. Tel est le document qui, lu d’abord par La Reynie, puis expédié par lui sur l’heure même à Louvois, rencontra chez tous deux une créance immédiate.

Le ministre surtout se jette, tête baissée, sur cette proie avec une étrange violence. Les lecteurs d’une récente étude[1]se souviendront peut-être de la brouille survenue, après dix ans d’une étroite amitié, entre Luxembourg et Louvois, brouille d’ailleurs discrète et voilée, ou plutôt animosité sourdement, lentement amassée, sans querelle, sans éclat, masquée sous la grâce des sourires, la courtoisie des complimens, l’échange fréquent des politesses, mais d’autant plus profonde, plus dangereuse et plus implacable. La rancune personnelle se doublait depuis peu de dissentimens politiques, et la haine de Louvois contre l’ami, « l’associé » d’autrefois, s’avivait de la jalousie qu’il éprouvait contre Colbert. Luxembourg, en effet, était passé avec armes et bagages au camp de ce rival, auquel il apportait l’appui de son grand nom, de sa glorieuse épée. Cette défection s’était produite à l’heure où la lutte, longtemps silencieuse, des deux ministres du grand Roi — à la suite d’incidens dont ce n’est pas le lieu d’entreprendre l’histoire[2], — prenait soudain un caractère d’acharnement aigu, à l’heure où, joué dans ses secrets desseins et déçu dans ses ambitions, Louvois cherchait à tout prix une revanche. On juge donc de la joie qui gonfle son âme rancunière, quand il voit surgir tout à coup une pareille occasion, sinon de perdre à jamais Luxembourg, du moins de l’affaiblir, de le discréditer, tout en atteignant du même coup le prestige du parti Colbert. Aussi ne perd-il point de temps à profiter de ce coup de fortune ; toute sa conduite, en ces premiers instans, témoigne de sa hâte fiévreuse et de son ardente allégresse.

A peine a-t-il reçu le surprenant « mémoire, » que, le lendemain matin, de sa personne, il se rend à Vincennes ; il va chercher Lesage au fond de sa prison ; il l’excite à parler, à compléter ses dénonciations, laisse briller à ses yeux, « s’il se

  1. Le maréchal de Luxembourg et le prince d’Orange, p. 461-62.
  2. Il s’agit ici de la disgrâce de Pomponne, provoquée par Louvois, dans l’espoir de mettre une de ses créatures au ministère des Affaires étrangères, et tournant, contre toute attente, au profit de Colbert, qui fit nommer son frère à ce poste considérable.