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fait se produisît qui venait indirectement à l’appui des dires de Lesage. Les commissaires, en fouillant les dossiers, mirent tout à coup la main sur le « pouvoir, » signé du nom du maréchal et portant, comme on sait, sa « donation au diable. » Cette pièce, si suspecte fût-elle, détermina la conviction de Bezons et de La Reynie. Maintenant l’accusation prend corps et s’échafaude dans leur esprit. Sans doute, hormis Lesage, il n’existe pas de témoins ; des deux qu’il avait désignés, l’un, le sieur Daverdy[1], n’a pas pu être retrouvé ; l’autre, Davot, est arrêté, mais il n’a rien dit, et pour cause, — on verra par la suite le résultat de sa confrontation. — Enfin, chose singulière, on n’a ni poursuivi ni même interrogé Bonnard ; on s’occupera de l’intendant deux mois seulement après l’incarcération de son maître[2]. Mais peu importe aux magistrats qu’on n’ait encore que des indices. Le plus pressé, pour le moment, est d’embastiller Luxembourg. Dès qu’il sera sous les verrous, les langues se délieront d’elles-mêmes ; à défaut de preuves matérielles, on obtiendra des témoignages. Tel fut bien, semble-t-il, le raisonnement des commissaires du Roi, justifiant ainsi le reproche, que leur adressera Luxembourg, de passion et de parti pris. « Ce soupçon, ajoute-t-il, ne semblera pas pris trop légèrement, à qui considérera combien c’était une chose extraordinaire de décréter contre un homme tel que moi, dans l’espérance qu’on trouverait dans la suite des gens qui parleraient contre lui, après qu’il aurait été arrêté ! »

On s’étonnerait assurément que des magistrats éclairés, expérimentés, consciencieux, aient pu se laisser dominer par cette prévention évidente, si l’on ne tenait compte de la faiblesse humaine, de la déformation produite sur les âmes les plus droites par la pression secrète et forte du pouvoir, par la crainte instinctive de déplaire en haut lieu. Nicolas de la Reynie[3],

  1. On arrêta bien un individu de ce nom, mais ce n’était pas l’ami de Lesage, comme il résulte d’une lettre de M. De Bezons à Louvois : « Ils sont trois frères, l’un avocat, âgé de vingt-sept à vingt-huit ans, de médiocre stature, l’autre médecin, et le troisième étudiant en droit. C’est ce dernier que nous avons, et qui ne nous est d’aucune utilité. Nous avons besoin de l’avocat, qui est l’aîné des trois ; c’est lui mu a rapporté à M. De Luxembourg son billet et qui a été envoyé par Lesage en plusieurs endroits. » (Lettre du 1er février 1680. Archives de la Guerre, t. 672.)
  2. Le décret de prise de corps contre Bonnard est du 23 mars 1680. Archives de la Préfecture de police.
  3. Gabriel-Nicolas de la Reynie, né à Limoges le 25 mai 1625, d’abord avocat à Bordeaux, puis intendant du duc d’Épernon, maître des requêtes, enfin lieutenant-général de police le 15 mars 1667. Il vendit sa charge à d’Argenson, en janvier 1697, après trente ans d’exercice, et mourut à Paris, le 14 juin 1709, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.