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temps, va vers Chlum et Rosberitz, où elle entend le canon, et aide la Garde à les reprendre définitivement.

Benedek tente alors un effort suprême. Le général Gondrecourt déploie face au nord ses cinq brigades, 20 000 hommes à peu près, les jette sur les positions deux fois perdues. Ce bloc humain est criblé par les balles des tirailleurs embusqués, par les obus des batteries postées tout autour sur les éminences environnantes. En vingt minutes, une partie énorme de cet effectif gît à terre et le reste fuit éperdument. Ce fut l’épisode le plus sanglant de la journée. Envoyer au carnage des réserves, sans aucun espoir de succès, c’est de la cruauté, non de l’héroïsme. Ces holocaustes inutiles révoltent.

La bataille était irrévocablement perdue et les Prussiens l’avaient gagnée, malgré l’infériorité de leur nombre[1]. Restait à savoir si ce serait une déroute ou une capitulation : l’armée tournée serait-elle entourée ? La prendrait-on tout entière ou une portion échapperait-elle ? Les débris infortunés de cette armée n’offraient plus aucune consistance. Ils se pressaient pêle-mêle, dans le plus navrant désarroi, sur le petit nombre de chaussées étroites qui permettaient de franchir l’inondation étendue autour de Königgrätz, dans le rayon d’une lieue ; leur destruction paraissait imminente. L’artillerie se dévoua à leur salut : aussi sublime d’abnégation et d’héroïsme que Fransecky dans le bois de Swiep ; elle s’établit au travers de la route de Königgrätz, entre Stœsser et Plotist ; elle se laisse immoler sur ses pièces jusqu’à ce que le flot de la retraite soit écoulé, couronnant ainsi par un acte de vertu militaire la vaillance inébranlable, qu’elle avait montrée partout pendant toute la durée de l’action.

Le Roi, parvenu à Lipa, est surpris de ne pas tomber dans la mêlée. On eût dit l’armée ennemie évaporée ; à peine quelques fractions isolées s’apercevaient au loin. Il ne rencontrait que ses propres troupes victorieuses, auxquelles il adressait un salut affectueux : « Bonsoir, grenadiers, » etc. Tout à coup, au milieu d’un champ de trèfle en fleurs, cinq obus tombent entre les chevaux de l’escorte et mettent par terre dix hommes couverts de sang. Bismarck prie Roon et Alvensleben de prévenir Sa Majesté de s’écarter. Ils s’y refusent : « Le Roi peut aller où bon lui semble, » disent-ils. Comme soldats, ils ne se croient pas le droit de parler

  1. Près de 10 000 Prussiens n’avaient pris aucune part à la bataille.