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et des empoisonneuses. Et c’est alors qu’éclata la sagesse de la précaution de Louvois, lorsqu’il différait de deux jours la signification des décrets de la Chambre, donnant de la sorte à son maître le loisir d’agir en secret, d’amortir la rigueur du coup. Le soir même, sur l’ordre du Roi, le duc de Bouillon, beau-frère de Mme de Soissons, entrait chez la comtesse. Il la trouva qui jouait à la bassette, en nombreuse compagnie. « Il la pria de passer dans son cabinet ; il lui dit qu’il fallait sortir de France ou aller à la Bastille ; elle ne balança point[1]. » Elle courut promptement à sa chambre, entassa fiévreusement en deux ou trois cassettes ses pierreries magnifiques, « six cent mille francs d’argent comptant, » fit prévenir la marquise d’Alluye[2], sa présumée complice et son inséparable amie ; puis toutes les deux, pleurant, prirent place dans un carrosse, et s’enfuirent de Paris par la route de Bruxelles. A trois heures du matin, l’exode était chose accomplie ; et le Roi, s’adressant à la princesse de Carignan, belle-mère de Mme de Soissons : « Madame, lui disait-il, j’ai bien voulu que Mme la Comtesse se soit sauvée ; peut-être en rendrai-je un jour compte à Dieu et à mes peuples[3]. »

Des quatre « personnes de la Cour » dont la Chambre de l’Arsenal avait requis l’arrestation, la seule sans doute qui fût vraiment coupable, en tous cas la plus compromise, était ainsi soustraite aux griffes de la justice. Y pouvait-on laisser, sans lui offrir une chance pareille, le plus glorieux soldat de France, le vainqueur de Guillaume d’Orange ? Louis XIV ne le crut pas. Le lendemain[4], à l’aube du matin, le maréchal de Luxembourg,

  1. Lettre de Mme de Sévigné du 20 janvier 1680 ; édition Monmerqué. — Nouvelles de Paris envoyées à Condé le 26 janvier 1680. Archives de Chantilly.
  2. Bénigne de Meaux du Fouilloux, mariée en 1667 au marquis d’Alluye. Elle avait accompagné la comtesse de Soissons dans ses visites chez la Voisin. Elle revint à Paris une dizaine d’années plus tard, y reprit sa place et son rang dans le monde, et mourut en 1720, à plus de quatre-vingts ans.
  3. La quatrième des personnes décrétées d’arrestation, Jacqueline du Roure, marquise de Polignac, était en Auvergne au moment du décret. Elle fut avertie à temps et s’enfuit hors de France, mollement recherchée par la police. On omit de la juger par contumace, et elle revint plus tard en France, sans être inquiétée. Le Roi, tout en favorisant la fuite des accusées, tenait à conserver vis-à-vis de la Chambre l’apparence de l’impartialité. Louvois écrivait le lendemain à Boucherat : « Le Roi a fait partir deux officiers de ses gardes pour aller arrêter Mme la Comtesse et Mme d’Alluye. Ils ont ordre de vous rendre compte de ce qu’ils auront fait ; et M. le chancelier a désiré qu’en cas qu’ils ne trouvassent point ces deux dames, ils vous en informassent et retournassent faire un procès-verbal en forme de la perquisition. » Archives de la Guerre, t. 637.
  4. Le mercredi 24 janvier.