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de danger à leur général. Bismarck galope vers Guillaume et lui dit : « Si Votre Majesté était frappée ici, toute la joie du triomphe serait perdue. Je vous prie instamment de sortir de ce champ. » Le Roi l’accueillit d’abord par des paroles aigres, mais il reconnut vite que son ministre avait raison et prit un chemin creux qui conduisait derrière une chaîne de collines. Non loin de là, il rencontra le Prince royal. Le père et le fils, rapprochant leurs chevaux, s’embrassèrent en pleurant : larmes de joie sur leur triomphe, non de commisération sur les malheureux, gisant à leurs pieds, qui venaient de le leur assurer.

Les deux armées d’ailes se rejoignirent comme leurs chefs sur le front de la première armée, dont le gros était arrivé aussi sur les hauteurs. L’épouvante poussait à pas précipités les Autrichiens vers Königgrätz, loin du champ de bataille perdu ; l’exaltation fébrile d’un long effort gigantesque disloquait les Prussiens sur le champ de bataille conquis. Les compagnies, les régimens, les armées sont confondus hors de leurs cadres dans un complet désordre et, quoique d’une nature autre, la désorganisation n’était guère moindre parmi les victorieux que parmi les vaincus ; les uns et les autres également à bout de souffle, las de tuer ou de se faire tuer. Force était de s’arrêter. A six heures et demie, Moltke lança l’ordre suivant : « Demain, repos pour tout le monde. Les troupes n’exécuteront que les mouvemens nécessaires pour s’établir plus commodément ou pour rejoindre les corps auxquels elles appartiennent. Les avant-postes seront fournis du côté de Josefstadt par la deuxième armée ; du côté de Königgrätz par la première armée. Le général d’infanterie Herwarth fera poursuivre aussi loin que possible les forces ennemies qui battent en retraite du côté de Pardubitz. »


XI

L’aide de camp baron de Steincker dit à Bismarck : « Excellence, vous voilà passé grand homme ! Si le Prince royal fût arrivé trop tard, vous étiez le plus grand des coquins. »

Lui, le cœur dilaté d’une de ces joies qu’on n’exprime pas, parce qu’elles sont au-dessus de toute parole, ne pouvait se rassasier de contempler sa victoire, de la savourer, de la mesurer, de la palper en quelque sorte. Si l’armée eût été défaite, il se serait joint à une charge de cavalerie et aurait cherché la mort ;