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J’entends d’abord qu’il a beaucoup parlé de la musique et je veux dire aussi que souvent c’est par la musique même qu’il a parlé.

Il a parlé de toute la musique et comme s’il n’avait rien ignoré, surtout rien dédaigné d’elle : aucun de ses élémens, aucune de ses formes ni de ses beautés. Il eut le goût du chant, et le goût le plus pur. Dans une scène du Roi Lear, telle suite de quatre notes dont la succession était alors interdite est citée comme un signe de désordres et un présage de malheurs. Le dialogue suivant, des Deux Gentilshommes de Vérone, trahit un sentiment raffiné des exigences et même des convenances de la voix. La scène se passe entre Lucette et Julia.

Lucette se baisse et ramasse un papier.


JULIA. — Quelque amoureux à vous, qui vous aura écrit en bouts-rimés.

LUCETTE. — Pour que je puisse les chanter, madame, donnez-moi un air. Votre Grâce sait mettre les choses en musique.

JULIA. — Aussi mal que possible de pareilles sornettes. Chantez-les sur l’air de Léger amour[1]

LUCETTE. — Ces vers sont trop graves pour un air si léger.

JULIA. — Trop graves ! La note doit être en bourdon.

LUCETTE. — Elle doit être la mélodie même, si c’est vous qui la chantez.

JULIA. — Et pourquoi pas vous ?

LUCETTE. — Je ne puis atteindre cette note-là.

JULIA. — Voyons votre chanson. (Elle prend le papier et fredonne.)

LUCETTE. — Continuez sur ce ton jusqu’à la fin. Et pourtant, à vrai dire, votre ton ne me plaît guère.

JULIA. — Il ne vous plaît guère ?

LUCETTE. — Non, madame, il est trop haut.

JULIA. — Et vous, mignonne, vous êtes trop impertinente.

LUCETTE. — Maintenant, il est trop bas[2].


Ce petit débat musical atteste une délicatesse de l’oreille et de l’esprit assez rare, que peut seule satisfaire l’observance des moindres rapports, la parfaite corrélation des paroles non seulement avec le caractère, mais avec la tonalité même et la hauteur de la mélodie.

Shakspeare aimait aussi la danse, et particulièrement la danse chantée, fort en usage alors. En plus d’une de ses pièces,

  1. Le chant : Léger amour semble avoir été l’une des ballades favorites de Shakspeare. à est également cité dans Beaucoup de bruit pour rien.
  2. Cette citation est empruntée, comme toutes les autres, à la traduction de F. V. Hugo.