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il ne nous aurait guère laissé que le souvenir d’un gladiateur parlementaire ayant produit quelques discours incisifs, un budget indigeste, et quelques brillantes esquisses sociales et politiques. » Il n’y a pas, en vérité, jusqu’à l’origine étrangère du député juif qui n’ait fini par tourner à son avantage. « Inconsciemment, son parti en était venu à le juger suivant d’autres mesures que celles qu’il appliquait à l’ordinaire des Anglais, de telle sorte qu’on ne songeait presque plus à regretter chez lui un manque de véracité qui aurait gravement scandalisé de la part d’un autre homme. Disraeli avait donné l’impression qu’il n’était pas comme les autres hommes, que ses paroles ne devaient pas être prises au sens naturel, qu’on ne devait le considérer que comme l’habile joueur d’un grand jeu, l’incomparable acteur d’un grand rôle. »

Mais on entend bien que ces causes « secondaires » ne suffisent pas à expliquer l’étonnante aventure de Disraeli. La plupart d’entre elles auraient même risqué plutôt de nuire à un homme que sa chance n’aurait pas armé, par ailleurs, de dons exceptionnels. La question reste donc toujours de savoir quels pouvaient être ces dons qui ont permis à un étranger de s’imposer au parti conservateur anglais, de le dominer pendant un quart de siècle, et de devenir sans cesse plus fort, au lieu de s’user. Écoutons encore, là-dessus, l’auteur des Études de biographie contemporaine : « Pour s’élever au premier rang, nous dit-il, quatre qualités différentes sont nécessaires à un homme politique anglais. Il doit être un orateur ; il doit être un tacticien parlementaire ; il doit comprendre son pays ; et il doit comprendre l’Europe. Cette dernière qualité, à dire vrai, n’est pas toujours indispensable : il y a des momens où l’Angleterre peut se désintéresser du reste de l’Europe pour ne s’occuper que de ses propres affaires ; mais, lorsque l’orage menace, sur l’Europe, l’homme d’État anglais est tenu de sortir de l’ignorance où il affecte parfois de se complaire. » Voilà de nouveau une distinction d’une netteté parfaite ; et si nous découvrons que Disraeli a possédé ces quatre qualités, « nécessaires à un homme d’État anglais pour s’élever au premier rang, » le problème de sa fortune politique se trouvera pour nous résolu. Mais le malheur est que, après avoir établi cette distinction, M. Bryce oublie qu’il s’est engagé à résoudre un « problème » : si bien que, ne se souciant que de l’exactitude des nuances et de la stricte justice historique, peu s’en faut qu’il n’en vienne à nous affirmer que Disraeli n’a possédé aucune des quatre qualités qu’il a spécifiées.

Il se refuse à admettre, d’abord, que Disraeli ait jamais été un bon