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Ce rêve de sa jeunesse, Disraeli l’a réalisé plus tard dans sa carrière politique ; il est devenu lui-même le héros de roman qu’il avait conçu. Ou encore, en d’autres termes, il a toujours envisagé la politique comme une aventure, et où le seul objet à poursuivre pour lui était sa réussite personnelle. « Ne partageant aucun de nos préjugés communs, il calculait les différentes forces en jeu comme un ingénieur calcule la solidité et la résistance de ses matériaux. Et le résultat qu’il avait à obtenir n’était point le succès d’une cause, succès qui pouvait dépendre de mille élémens hors de sa portée, mais bien son propre succès : ce qui lui rendait la tâche infiniment plus simple. » par-là s’explique que, aidé d’un concours exceptionnel de « causes secondaires, » il ait pu s’élever ainsi qu’il l’a fait. Dans cette hypothèse seulement nous comprenons qu’il n’ait pas eu besoin d’autres dons naturels que ceux que lui reconnaît M. Bryce : un détachement complet de tout principe supérieur, une aptitude extraordinaire à s’absorber dans une même poursuite, un désir passionné de réussir à tout prix. Il avait en outre, au service de son ambition, une remarquable connaissance des faiblesses humaines, comme aussi une verve d’ironie et de sarcasme qui, habilement entremêlée de flatterie, a dû être un des principaux facteurs de sa fortune. Ce qui reste de lui, désormais, se réduit surtout à une série de « mots ; » mais quelques-uns sont vraiment délicieux. Un jour que, en sa présence, le fameux doyen de Westminster, Stanley[1], se plaignait de l’importance excessive attribuée au dogme dans l’Église d’Angleterre : « Permettez-moi cependant de vous rappeler une chose, monsieur le Doyen, lui dit aimablement lord Beaconsfield : c’est que, sans dogme, pas de doyen ! » Spirituel et cynique, ambitieux et libre de scrupules, passionnément dévoué à la satisfaction de son égoïsme : tel aurait été Disraeli, d’après son nouveau biographe. Mais, en admettant même que cette hypothèse suffît à expliquer la brillante carrière du personnage, toute une partie du « problème » reste encore à résoudre, sur laquelle M. Bryce ne nous apprend rien : et nous continuons toujours à nous demander comment, si Disraeli n’a été rien de plus que l’aventurier politique qu’il nous montre, des Anglais peuvent se trouver, aujourd’hui comme il y a trente ans, « pour révérer en lui un profond penseur et un noble caractère, animé du plus pur patriotisme. »


La glorieuse fortune du rival de Disraeli, Gladstone, n’est pas, elle

  1. Sur le doyen Stanley, voyez, dans la Revue du 1er mai 1903, l’article de M. Thureau-Dangin, Une page de l’histoire de l’anglicanisme.