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à l’élan du sentiment religieux qui l’a inspiré toute sa vie. Entre tous les reproches qu’on lui a adressés, aucun n’est plus injuste que celui d’avoir cherché à flatter ou à suivre la foule.

L’intensité du sentiment religieux est peut-être, d’ailleurs, le trait le plus curieux et le plus frappant de la physionomie morale du « Grand Vieillard, » telle que nous la décrit M. James Bryce. « La religion a toujours eu bien plus de prise encore que les lettres ou la politique sur ses pensées et ses émotions… Tous ses actes politiques portaient le reflet de ses opinions religieuses. » Ce sont celles-ci qui ont fait de lui, sa vie durant, l’adversaire du divorce : ce sont elles qui l’ont souvent rendu injuste à l’égard de l’Allemagne, en qui il ne pouvait se défendre de voir la patrie du rationalisme et de l’esprit « anticatholique. » Il serait entré dans les ordres, au sortir d’Oxford, sans la défense formelle de ses parens : et, toute sa vie, il avait gardé la fervente et active piété d’un dévot. « Cette piété, jointe à un système de solides croyances dogmatiques, était la loi constante de ses actes, sa lumière dans le doute, sa force devant les obstacles, sa consolation dans la tristesse, son espoir au-delà des échecs et des déceptions du monde présent. Et, bien qu’il évitât de parler de ses sentimens intimes sur ce point, tous ceux qui l’ont bien connu savent qu’il a toujours appliqué, surtout, un critère religieux aussi bien au jugement des questions courantes qu’à la direction de sa propre conduite. »

Je ne serais pas éloigné de penser que c’est par-là, par cette conception « religieuse » de la vie, que Gladstone a le plus différé de son fameux rival. Car lui aussi, comme Disraeli, il a aimé le pouvoir ; il a, lui aussi, excellé dans les menues combinaisons de la tactique parlementaire ; et M. Bryce reconnaît que, par le tour subtil et fuyant de son argumentation, il a quelque peu mérité le reproche d’être un « sophiste, » ou tout au moins un « rhéteur. » Mais il était convaincu que l’univers ne se bornait pas tout entier à sa propre personne. Au lieu de se rendre compte qu’il ne travaillait que pour lui seul, il avait sincèrement l’illusion de collaborer à une œuvre plus haute, plus durable, plus belle. Et de là vient sans doute que, jugeant les deux hommes à distance, un penchant invincible nous fait préférer ce vaincu, l’initiateur du home rule, l’avocat infatigable des chrétiens d’Orient, au triomphant créateur de l’Empire anglais.


T. De WYZEWA.