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celui de vos fonctions, et que la solitude où vous allez être bien souvent, utilement employée, n’ajoute pas à votre valeur personnelle. Pour moi, vous savez les motifs qui me faisaient désirer pour vous un séjour de quelques mois à Paris ; le Roi en a décidé autrement, et je m’incline, sans effort, devant sa sagesse.


Paris, 2 décembre 1842.

Mon cher Prince, j’approuve tout à fait ce que vous me dites de vos projets de représentation au quartier général de votre commandement. Vous sentez la nécessité d’agir sur les Arabe ; et vous voulez qu’ils voient en vous non seulement le général, mais aussi le fils du Roi[1] ; c’est très sagement pensé. Mais soyez sûr que nous sommes tous un peu Arabes en ce point. Nous aimons que ceux qui nous commandent nous apparaissent dans un certain éclat, qui est le signe sensible de leur supériorité, et qui n’exclut aucune des qualités qui peuvent rendre, aujourd’hui, la grandeur et la puissance populaires. La position d’un jeune prince, investi d’un commandement sérieux, est, sous ce rapport, très délicate : d’une part, il lui faut gagner les cœurs à force de bonté, de bienfaisance, d’affabilité et d’expansion ; de l’autre, il est obligé de garder son rang sous peine de compromettre son pouvoir auprès de ses subordonnés, car c’est au prince que l’obéissance est due dans les pays de droit monarchique : le général ne vient qu’après. Confondre le prince dans le général serait donc, comme vous l’observez judicieusement à propos des Arabes, le plus faux des calculs, la plus mauvaise et la plus inconstitutionnelle des politiques.

  1. En arrivant à Alger le 20 novembre 1842, le Duc d’Aumale avait écrit à M. Cuvillier-Fleury :
    « J’ai trouvé ici une bonne et longue lettre de vous, mon cher ami, et bien qu’il soit plus d’une heure du matin et que je sois exténué, je ne veux pas me coucher sans vous écrire un petit mot de réponse. Nous partons demain pour une course lointaine et pénible. En revenant, je m’installerai à Médéah ; si je m’en tire, c’est une belle position : j’aurai non seulement à commander à des soldats, mais à administrer une province ; c’est la seule où il n’y ait pas de khalife, c’est-à-dire où l’autorité française soit en rapport direct avec les chefs ; ils savent ma venue, ils en sont frappés ; il me faudra une certaine représentation, de la prudence, de la fermeté et de l’adresse ; je ferai de mon mieux ; mais, quelque petite qu’elle soit à votre point de vue de France, je vous assure que c’est une lourde tâche pour des épaules de vingt et un ans. Je coûterai peut-être un peu cher, mais il faut que les Arabes voient en moi non seulement le général, mais aussi le fils du Sultan. Adieu, je vais dormir un peu car j’en ai bien besoin. »