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Paris, 12 février 1844.

Je ne veux aujourd’hui vous écrire que très peu de lignes, mon cher Prince, car cette lettre vous arrivera quelques jours seulement après l’arrivée de votre frère, le Duc de Montpensier, à Constantine, et je n’ai envie ni de lui faire concurrence pour les nouvelles toutes fraîches qu’il vous aura apportées de notre cher pays, ni de vous adresser des redites que vous n’avez pas le temps d’entendre. Je sais combien vous avez peu de loisirs, et le noble usage que vous faites de tous vos instans. Aussi vous ai-je su un gré infini de la lettre que vous m’avez écrite à la date du 25[1] et dans laquelle vous entrez dans des détails si intéressans sur votre genre de vie, sur vos occupations, et sur vos projets. J’ai été, aussi, touché, plus que je ne puis le dire, de ce post-scriptum qui semble particulièrement adressé à votre ancien maître et où vous me dites : « Je fais une heure de lecture tous les soirs. » Vous saviez bien que rien ne pouvait m’être plus agréable qu’une telle assurance. Conservez bien cette bonne habitude : votre supériorité intellectuelle y est attachée. Obligé de faire de grandes

  1. Constantine, 25 janvier 1844.
    « Vous êtes vraiment un correspondant admirable, mon cher ami, et je suis bien heureux de vous avoir pour me dispenser de lire les journaux que je n’ai pas le temps de regarder. J’ai de la besogne par-dessus les oreilles ; mes prédécesseurs, pour lesquels j’ai beaucoup d’estime et d’affection, et qui ont fait beaucoup de bonnes choses, m’ont laissé le chaos à débrouiller ; et, comme je suis mon ministre secrétaire d’État à tous les départemens, que je résume en ma personne les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, vous jugez si je suis occupé ! Treize heures de bureau ou d’audience par jour ! Ah ! je croyais avoir à travailler, quand j’étais en rhétorique ; mais ce n’était rien. Enfin, je ne me plains pas ; car ce que je fais m’intéresse, m’instruit, et l’espoir de faire un peu de bien me soutient dans mes momens de découragement. Et puis, le désert, où je vais aller, m’apparait comme l’Eden ; dans quelques jours mes travaux d’organisation seront terminés ; tout sera en train, les villages, les routes, les statistiques, l’organisation des tribus, et tout le tremblement. Alors, je prends la clé des champs ; je commence par aller à Biskara, à 70 lieues au Sud, constituer l’autorité de notre Cheik-el-Arab ; après quoi, je parcours les tribus, pour redresser les torts, comme notre ami le héros de Cervantes, et pour tâcher de nous tirer un peu de la routine turque, qui ne sied pas à une nation grande et forte comme la France ; nous ne voulons pas exploiter le pays, ni le mettre en ferme ; nous voulons le gouverner, le gouverner avec sévérité, soit ! mais avec justice. Du reste, je commence à passer pour un petit Salomon ; on vient me demander la justice de quarante à cinquante lieues ; et, à mes jours d’audience, qui reviennent trois fois par semaine, je suis quelquefois forcé d’entendre près de deux cents plaignans ou solliciteurs. Mais, adieu, j’espère que vous continuez à vous bien porter.
    H. O.
    Je lis chaque soir, une heure, dans mon lit. J’ai entrepris le Cours de Saint-Marc Girardin, qui m’intéresse beaucoup. »