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ce ne soit, pour M. J. Novicow, comme pour M. G. Sergi, « le préjugé du patriotisme, » et je crains qu’il ne nous conseille tout simplement de nous en émanciper quand il nous invite à nous rendre pleinement consciens « de notre rôle humanitaire. » Nous, au contraire, nous croyons que le meilleur moyen qu’il y ait de servir la cause de l’humanité, c’est d’abord de servir celle de sa patrie.

La philanthropie n’est souvent qu’une manière de se dispenser, en les déplaçant, des obligations que la charité nous impose : pareillement « l’amour de l’humanité, » — nous en avons de mémorables exemples, — n’est souvent qu’une façon de se libérer de ses devoirs prochains, en les élargissant jusqu’aux confins de la terre habitable. On signe des pétitions en faveur de la Finlande, privée de quelques-unes de ses libertés, et on jette sur le pavé, comme en ce moment même, et en attendant que ce soit en prison, des Français qui n’ont commis d’autre crime, étant Français, que de se croire chez eux dans leur propre patrie. On organise des réunions, on essaie de soulever l’opinion publique en faveur des Arméniens, — et à Dieu ne plaise que j’en décourage personne ! — mais les mêmes hommes ne se font nul scrupule, s’ils ne s’en font pas gloire, d’enlever à d’inoffensives religieuses l’unique moyen qu’elles eussent de gagner leur pain quotidien. Et on bouleverserait le monde, si l’on en avait le pouvoir, pour assurer l’indépendance du Crétois ou du Macédonien, mais on fait le coup de poing dans les églises de France pour empêcher des Français d’y parler… De quoi ? de la République ? du gouvernement ? du ministère ? Non ! pas même cela, mais de la « Vierge Mère » et de la « Fréquente Communion ! » C’est ainsi qu’il y a quelque cent ans les sinistres politiciens de la Terreur entendaient « le rôle humanitaire » de la France, et « s’orientaient, — à travers le sang de leurs concitoyens, — vers un avenir de droit et de justice. » N’étaient-ils pas eux-mêmes la justice et le droit ? Mais comment M. J. Novicow, qui les juge d’ailleurs avec une courageuse sévérité, quand il les définit par la « grossièreté de leurs appétits » et « l’étroitesse de leur intelligence, » comment n’a-t-il pas vu que tel était au moins l’un des effets de l’illusion humanitaire ? Pour ceux qui sont atteints de cette maladie, l’humanité se divise en deux parts, dont l’une, celle que son rêve aveugle, a tous les droits contre l’autre, jusques et y compris celui de l’anéantir, puisque enfin c’est celle-ci