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interdire l’entrée de la Manche à notre flotte de la Méditerranée ?

Gibraltar, c’est un bloc de calcaire hérissé de canons et de fortifications ; du côté Est, l’abrupt domine à pic la mer ; du côté Ouest, une petite ville de 20000 habitans s’est accrochée au rocher. Si elle ne se développe pas davantage, c’est faute d’espace, faute d’eau, et surtout faute de liberté, car tout, ici, est sacrifié à la défense, et la ville est soumise au plus rigoureux régime militaire ; sa vie est celle d’une forteresse, presque d’une prison ; elle n’a pas, comme Malte, une population originale ; elle est à demi anglaise et à demi espagnole ; 6 000 Maltais, sujets du roi d’Angleterre, y exercent les petits métiers et de nombreux Juifs y font le commerce ; à peine quelques négocians anglais y représentent-ils l’élément britannique civil. Pendant le jour, les principales artères, allongées parallèlement à la crête du rocher, sont animées, et l’on pourrait se croire dans quelque ville semi-orientale et semi-anglaise, aux rues étroites, très propres, très bien policées, bordées de chaque côté de boutiques maltaises et d’échoppes mauresques ; mais, la nuit, le pas lourd et cadencé des patrouilles trouble seul le silence. Tous les jours, au coucher du soleil, un coup de canon annonce la fermeture des portes, qui ne se rouvrent qu’à l’aube ; chaque soir, surtout depuis que les grands travaux du nouveau port attirent beaucoup d’ouvriers, un véritable exode se produit à l’heure du crépuscule ; une longue file d’Espagnols, d’étrangers de toute race, où se pressent 1 500 ou 2 000 personnes, s’avance sur la route qui traverse le mince pédoncule reliant Gibraltar au continent ; ce pitoyable troupeau dépasse le double cordon de sentinelles qui se regardent, dans un perpétuel tête-à-tête, à travers les 500 mètres de la zone neutre, et franchit les bâtimens de la douane où tous, hommes et femmes, un par un, sont fouillés sans merci ; la cohue se disperse à travers la Linea de la Concepcion. C’est le nom d’une ville, ou plutôt d’un grand village de 30000 âmes, qui s’est fondé là, avec tout ce qui n’a pas trouvé place sur le rocher. Ville de journaliers, de maraîchers, de contrebandiers, d’anciens forçats, très fréquentée par les soldats anglais en maraude, la Linea, avec ses rues cahoteuses, puantes et bourbeuses, ses maisons chétives, ses cabarets et ses bouges, avec son air de misère physique et morale, fait un contraste violent avec la propreté et l’ordre des rues de Gibraltar : il serait d’ailleurs très injuste de juger de l’Espagne par ce bourg cosmopolite ; la petite ville de