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inconnu, dont les intentions doivent leur sembler suspectes. Nous mouillons le soir aux îles Christmas.

19 janvier. — Toujours même navigation. Vers quatre heures l’ancre est jetée dans une petite crique de l’île Sullivan. Vite un canot à la mer. Puis, descendant tous à terre avec des fusils et des haches pour frayer notre passage dans la forêt, nous débarquons sur le sable à l’embouchure d’un petit cours d’eau. La grande forêt inviolée, avec ses arbres aux troncs blancs et lisses, ses fougères et ses lianes, vient plonger ses dernières racines dans les flots. Nous remontons la rivière, sautant de roche en roche, brisant à coups de hache les lianes qui barrent le chemin. Il règne un silence imposant. Seule, de temps en temps, une bande de singes, que notre présence gêne sans les effrayer, pousse de grands cris dans les arbres. Nous méprisons leurs clameurs et ne voulons pas, en leur envoyant des balles, leur donner mauvaise opinion des hommes. Un coup de fusil retentit cependant. C’est N… qui s’est trouvé nez à nez avec un cobra sur lequel il a failli marcher. Comme la mauvaise bête se dressait en sifflant, il l’a tuée à bout portant. Voilà un meurtre que les habitans de l’île Sullivan — si jamais il y en a — ne nous reprocheront pas.

Mais il se fait tard, et la nuit, dans ces climats, tombe avec une effrayante rapidité. C’est presque à tâtons que nous rejoignons notre barque. Mme de B… et Mme C…, moins bien garanties que nous sans doute, sont mordues par plusieurs sangsues. Ces animaux leur font horreur. Pour les calmer, je leur raconte que, plusieurs fois dans ma vie, j’en ai été littéralement couvert ; mais cela leur semble, je crois, une bien faible consolation.

Et cependant, malgré les sangsues et les serpens, nous nous sentons tous saisis par le charme sauvage de ces îles désertes, par leur grand silence et leur paix. Tout homme a dans le cœur un Robinson qui sommeille. Tandis que nous regagnons lentement notre navire, bercés par la mer calme sous les cieux étoiles, nous rêvons de nous établir, quelque jour, sur une de ces grèves, d’y vivre indépendans et solitaires, oublieux et oubliés. Oh ! ne plus mener cette vie factice de nos villes, ne plus se laisser emporter dans un tourbillon que nul ne guide, ne plus mentir, ne plus aimer, ne plus souffrir, sans doute ce n’est pas le bonheur ! Mais c’est peut-être la manière la plus sensée de concevoir l’existence pour quiconque connaît l’écœurement des