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de force. « D’accepter la séance qu’elle avait préparée pour moi, c’était plus que ma patience ne pouvait supporter… J’ai vraiment détesté Géraldine pour sa cruelle conduite envers mon oncle et Jeannie. » Le lendemain, heureusement, miss Jewsbury avait laissé un peu de repos à son amie, pour s’en retourner à Seaforth et « y flirter avec un M. X., une brute d’homme à qui elle essaie à tout prix d’inspirer une grande passion. » Le 28 novembre 1856, Mme Carlyle, écrivant à une amie de sa mère, la suppliait de ne pas lire les lettres qu’elle pourrait recevoir de miss Jewsbury. « Elle a par nature un défaut que son métier de romancière a encore aggravé : le désir d’éprouver et de produire des émotions violentes. » Le 25 août 1857, Mme Carlyle écrivait d’Ecosse à son mari, resté à Londres, qu’elle venait de recevoir une lettre de Géraldine, où celle-ci « faisait tout son possible » pour la tourmenter. « Elle s’est complu à vous représenter plein d’entrain et de bonne humeur, insistant là-dessus comme si elle avait voulu me faire sentir combien vous étiez plus heureux quand je n’étais pas là. » Une autre fois encore, Mme Carlyle appelait miss Jewsbury « la plus commérante et la plus intrigante » de toutes les personnes qu’elle connaissait. Et dans une de ses dernières lettres, elle disait : « Géraldine a été très aimable pour moi, mais, mon Dieu ! que d’affaires elle fait pour la moindre chose, et combien elle manque de tout sens commun ! » Telle était cette dame, dont Froude a cru devoir solliciter la collaboration pour son récit de la vie domestique de Mme Carlyle ! C’est sur son témoignage qu’il s’est constamment appuyé, pour prouver que Carlyle avait commis une « faute grave » à l’égard de sa femme : et cela contrairement à l’opinion formelle de Carlyle lui-même, qui traitait de « papotages mythiques » ceux des prétendus souvenirs de miss Jewsbury qu’il avait pu connaître.

Quant aux lettres de Mme Carlyle, Froude ne paraît avoir vu en elles que des matériaux pouvant être utilisés au profit de l’ingénieux roman qu’il venait d’inventer. Tout en feignant de les publier telles que les lui avait remises son illustre ami, il en a d’abord supprimé une bonne moitié : il a supprimé toutes celles qui contredisaient son roman, et celles aussi qui, consacrées à d’autres sujets, ne pouvaient pas servir à le justifier. et y a, en outre, naturellement, prodigué les menues erreurs et les inexactitudes matérielles : le professeur Eliot Norton, qui a eu en main les manuscrits lors de la publication du premier volume de Froude, n’a pas relevé moins de cent trente-six fautes dans les cinq premières pages. Mais ce n’est pas tout. Avec une liberté qui mériterait les qualifications les plus sévères, si l’on ne devinait qu’elle