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qui pénètrent, suffisent à vous avertir que l’on est parvenu au terme du voyage.

Dans la petite île où sont concentrées les habitations européennes, se trouve un hôtel suffisant, l’hôtel Victoria, où nous nous installons. Il fait un temps froid et humide. Un brouillard pénétrant alterne avec la vraie pluie. L’île de Sha-Min ne communique avec la ville chinoise que par deux ponts coupés d’une grille de fer. Le soir on ferme les portes et aucun Chinois, en dehors des boys, n’a le droit de rester dans la concession. Précaution utile sans doute, mais illusoire, le jour où la population turbulente de Canton déciderait d’envahir en masse le territoire étranger, de brûler les maisons, et de massacrer les habitans.

Les quelques monumens de la ville, la pagode des Cinq-Etages que les troupes françaises occupèrent en 1860 et d’où l’on a une vue superbe, la pagode des Cinq cents Génies où se trouve une statue de Marco Polo déifié, vieille de plusieurs siècles, les prisons, l’Université, ne présentent pas un intérêt supérieur, quoique curieux en somme. Mais ce qui est unique, féerique comme un songe des Mille et une Nuits, c’est la ville elle-même, ce sont les rues de Canton.

A peine avez-vous franchi le pont et fait quelques pas sur les quais encombrés et sordides où court une foule affairée, que brusquement, à la première rue où vous vous engagez, il semble que vous sortez de la vie réelle, que vous êtes emporté par miracle dans une évocation surprenante de l’Orient et du Passé. On ne peut concevoir qu’il existe encore de pareilles villes, de pareilles gens, de pareils peuples. Et on se demande, dans l’affolement qui vous agite le cerveau, si on n’est pas le jouet d’une imagination malade surexcitée à l’excès. C’est un enchevêtrement immense, une toile d’araignée de ruelles, larges de deux à trois mètres, avec des boutiques ouvertes à droite et à gauche, à même la rue. Le jour pénètre péniblement par en haut ; les maisons elles-mêmes sont éclairées par le toit. D’immenses affiches, tout en longueur, pendent les unes derrière les autres, comme des portans de théâtre, enseignes ou réclames couvertes de caractères chinois, tracés sur du papier, de la soie, ou du bois. Et on s’enfonce de plus en plus dans cette demi-obscurité, on franchit des canaux où croupit une vase fétide, on passe de lourdes portes de fer, avec ce sentiment très net qu’on est perdu, qu’on ne sait où on va, que, si votre guide venait à vous manquer, on ne s’y