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retrouverait jamais. Dans l’espace déjà si étroit de la rue, des marchands ambulans sont installés, vendant des choses innomables, des poissons frais ou pourris, des légumes, des poulets qui trempent tout plumés dans des bassines d’eau. Ils font cuire des pâtisseries ou des viandes, sur des petits fourneaux, au milieu d’une fumée âcre qui prend à la gorge, mêlée qu’elle est à l’odeur des immondices jetées sur les dalles, ou de l’opium que des Chinois fument dans une arrière-boutique. À l’entrée des échoppes, des individus travaillent. L’un bat du fer, forge des instrumens ou des armes ; un autre, à grands coups de couperet, découpe des viandes ou des poissons qu’il mot sur son étal : d’autres cisellent l’argent, sculptent le bois ou l’ivoire, brodent des soies. Celui-ci, par des procédés enfantins, peint sur du papier de riz des sujets pornographiques ; celui-là tisse ; son voisin coud, pendant que, en face, un troisième scie, avec un grand bruit strident, des plaques de marbre pour les tombeaux.

Dans la rue, c’est un grouillement indescriptible, une foule dont aucune foule européenne ne peut donner l’idée. Des gens déguenillés, des coolis coiffés d’immenses chapeaux et portant des fardeaux aux deux extrémités d’un bambou en équilibre sur leur épaule, des lettrés en robe, des femmes en pantalons sautillant péniblement sur leurs petits pieds déformés. Des porteurs marchent d’un grand pas allongé en hurlant pour écarter les passans ; puis ce sont des joueurs de gong et quelques soldats qui précèdent un mandarin ; une chaise, stores noirs baissés, qui contient quelque riche Chinoise allant faire des courses ou voir une amie. Et tout cela piétine dans la boue, écrase les ordures, se frôle, se traverse, se comprime, tandis que, jetant à notre tour une note discordante avec nos costumes européens, nos feutres et nos parapluies, nous dévalons par la ville au pas rapide des porteurs criant leur éternel « O’-ho-haï. »

Et quand nous promenons les yeux sur ce peuple qui nous environne, coulant par les rues comme un torrent débordé, nous ne surprenons que des gestes de colère ou de menace, des insultes qu’on nous crie sous le nez avec un mauvais rire, des regards de haine et de mépris. Ah ! que nous faisons bien d’avoir, là-bas, sur la mer, de gros bateaux avec des canons, et des petits soldats dont les baïonnettes luisantes ont déjà fait des trouées dans cette tourbe, exigé du sang pour du sang !

Il y a dans la concession française de l’île de Sha-Min un