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autre, on pêche avec des lignes minuscules de malheureux poissons à demi morts empilés dans un vivier. On les prend par le milieu du corps, par la tête, par la queue, mais toujours ils se décrochent et la foule de rire avec de grands signes de joie. Les rues sont pavoisées d’énormes lanternes en papier bizarres et multicolores ; de grands drapeaux flottent au vent et une foule compacte se presse, polie et rieuse, petites mousmés bien coiffées avec leurs jolies robes claires et leurs gros nœuds de soie dans le dos, et gentlemen japonais alliant au kymono national des casquettes de bicyclistes ou d’affreux chapeaux melon. Et il y a des amours d’enfans, des petites filles grandes comme rien, coiffées en dames avec de hauts chignons et des fleurs, qui marchent sérieuses près de leurs mères et se font, quand elles se rencontrent, de jolis saluts de poupées.

Les jours de fête sont consacrés à une foule de choses au Japon. On va dans les boutiques, chez les saltimbanques et dans les théâtres ; on fait de longues séances dans les maisons de thé où l’on boit du « saki » en fumant de petites pipes et où l’on grignote avec des précautions infinies fruits au vinaigre et bonbons au poivre. Mais on va aussi dans les temples, dans ceux qui sont particulièrement saints ce jour-là, non pas tant pour y vénérer quelque chose ou y prier quelqu’un que pour s’y promener dans des jardins et contempler du haut d’une pagode un paysage de printemps estompé de brume où les cerisiers en fleurs mettent des taches claires parmi les feuillages naissans.

Et je suis monté, moi aussi, entraîné par le peuple qui passe, à la grande pagode d’Osaka. L’escalier est impossible, espèce d’échelle biscornue et étroite entre des murs de bois vermoulus. Beaucoup de petites dames font avec nous ce pèlerinage. On se croise, on se pousse, on se bouscule, on manque de tomber, et alors ce sont des cris aigus et des rires qui ne finissent point. Nous aidons ces dames à monter ; et tout le monde s’amuse follement, les mousmés, leurs maris, leurs frères, leurs parens et nous-mêmes, saisis, emportés malgré nous dans cette joie générale, dans cette gaîté universelle et discrète, mêlée de politesses, de remerciemens, de saluts sans fin.

Nous habitons à Kyoto un hôtel japonais tout à fait modernisé : un grand hall avec des affiches de paquebots, des salons éclairés à la lumière électrique, une salle à manger pleine de gens en smoking et d’Américaines décolletées, où on nous sert