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coin. Alors auprès de cette fleur qui symbolise tout ce qu’elle aime, tout ce qu’elle a perdu, elle s’agenouille et pleure, la pauvre abandonnée. Ses gestes, sa démarche, sa pose, disent tous les désespoirs, tous les désirs, tous les immortels regrets Mais tout change : subitement elle est devenue gaie, alerte rieuse, gamine comme une enfant, avec quelque chose de forcé pourtant et d’étrange. Elle s’amuse d’un rien. La voici qui avec son éventail poursuit et chasse un papillon Hélas ! Son cerveau comme son cœur a succombé au désespoir : la pauvre fille est devenue folle. Par deux fois elle tient le papillon pris par terre sous son éventail. Mais — n’est-elle pas folle ? — elle ne sait le garder. Elle lève l’éventail et de nouveau le papillon s’envole, cette fois pour ne plus revenir. Cela lui a rappelé sa propre histoire. Avec le papillon sa folie a disparu. Elle se souvient de tout maintenant et dans un grand geste tragique s’écroule évanouie.

Je crois qu’il est impossible de mettre plus d’art dans une danse, d’y déployer plus de grâce et de sentiment. Où sont nos danseuses avec leurs pointes et leurs sourires stéréotypés ! Laquelle saura, avec le seul secours de son corps et d’une musique monotone, nous donner l’impression d’un drame délicieux et poignant ? Il me semble que la danse doit être un moyen d’allier la beauté des formes à l’harmonie des sons et que son plus grand attrait réside dans la grâce, l’attitude et le charme, pour faire rêver comme un poème et bercer comme une chanson.

Nous faisons naturellement venir les danseuses et nous les complimentons par l’intermédiaire de notre ami japonais. Hélas ! la grande artiste ne semble pas du tout pleurer son ami. Elle est gaie comme un pinson. La voilà, au bout d’un faible instant, installée sur mes genoux et s’appliquant à nous apprendre la « djonkina, » une danse très simple et enfantine, mais terrible par les sous-entendus qu’elle suppose chez quiconque connaît la façon dont on l’exécute à Yokohama. Cette endiablée petite geisha a mis le feu aux poudres. Les autres sont trop jeunes pour qu’on puisse penser à mal, mais elles sont grisées de jus d’orange et complètement déchaînées. L’une s’amuse énormément à tirer les moustaches de G… pendant que deux autres accroupies à terre commettent d’affreuses petites saletés en faisant naviguer des peaux de mandarines dans un verre de bière et en