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souterrain. Il est certains écrivains, et non des moindres, pour qui le contraste entre la beauté de leur conception artistique et la vulgarité des conditions nécessaires à la réaliser est une source de dégoûts et de souffrances sans fin. Ils voient ce qui fut jadis une enceinte presque aussi sacrée que celle du temple, livré de plus en plus aux trafiquans ; et ils s’éloignent du théâtre, perdant l’espoir de le purifier. Le seul moyen qui reste d’échapper à cette servitude ne peut guère consister que dans un changement des conditions mêmes où se trouve aujourd’hui placé le théâtre des villes : de là seulement peut sortir une réforme de ces mœurs tyranniques et avilissantes, qui sont déjà un obstacle à l’art, si elles ne deviennent pour lui une cause de mort.

Telle est, résumée en ses grandes lignes, la conception d’un théâtre du peuple modèle. C’est celui que peut rêver un artiste pour qui l’art dramatique est autre chose qu’une opération commerciale fructueuse, ou un divertissement d’oisifs ; qui ne le considère pas comme une simple imitation de la vie réelle, ni comme un jeu compliqué de l’esprit ; qui y voit le moyen puissant offert au poète d’exprimer les sentimens les plus forts et les plus hauts rêves de l’humanité, par la voix de créatures héroïques formées à l’image de l’homme, mais plus grandes que l’homme, contenant en elles tout ce qu’il a de vices et de vertus en puissance, de détresse et de joie, d’ironie et de pitié, mais les réalisant et les exprimant mieux qu’il ne saurait le faire lui-même dans la petitesse de son existence quotidienne : — un théâtre tenant fortement à la réalité par ses racines et y puisant sa sève, mais ne mentant pas à la vie, mais en donnant une interprétation conforme aux aspirations légitimes de cet être simple, généreux, affamé de justice que devient une foule, même composée d’hommes égoïstes et cupides, à la voix du poète qui sait l’émouvoir.

Voilà le théâtre qui pourrait trouver encore un retentissement dans les âmes et donner à un peuple ces grandes leçons que la religion offrait aux rois. Du moins saurait-il lui parler de ses destinées, l’exalter à l’évocation des grandes actions passées, éveiller en lui de belles espérances, le rendre sensible au langage de la poésie et ressusciter des héros. Là est le moyen pour lui de prétendre encore à cette puissance morale et éducatrice qu’on lui conteste et que ne sauraient lui communiquer ni des débats de thèses accessibles à un petit nombre, ni des