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séparer le Canada des États-Unis, il serait plus patriotique et plus sensé d’en donner dix pour l’y réunir. »

L’éminent historien Froude, qui fut un des précurseurs de l’impérialisme, bien qu’assez différent des impérialistes d’aujourd’hui, peint admirablement les sentimens qui dominaient à l’endroit des colonies dans l’Angleterre libérale d’il y a trente ou trente-cinq ans : « De longs chapitres apparaissaient chaque année au budget des dépenses pour les frais des guerres coloniales. Les économistes se mirent à demander quelle était l’utilité de colonies qui ne contribuaient rien à l’Echiquier impérial et grevaient toujours le contribuable. Elles avaient jadis possédé une valeur en tant que marché pour les produits anglais ; mais, depuis l’établissement du libre-échange, le monde était notre marché. Faisant partie du monde, les colonies devaient continuer à nous acheter, qu’elles restassent ou non en notre pos session. En cas de guerre, il nous faudrait les défendre et disperser ainsi nos forces. Elles ne nous donnaient rien. Elles nous coûtaient beaucoup. Elles constituaient un simple ornement, une source de responsabilités inutiles… Les deux partis du Parlement avaient été irrités par l’expérience qu’ils avaient faite de la politique coloniale et, pour une fois, ils furent d’accord. On retira les troupes du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande… On s’empressa d’abandonner ces immenses territoires à des gouvernemens locaux. On les munit de constitutions modelées sur la nôtre et destinées à durer aussi longtemps que les colonies resteraient unies à nous. Mais on leur fit comprendre, plus ou moins explicitement, qu’elles étaient comme des oiseaux au nid, sur lesquels on ne veille qu’aussi longtemps qu’ils ne peuvent se suffire à eux-mêmes et que, plus tôt elles seraient mûres pour l’indépendance entière, plus la mère patrie serait satisfaite[1]. » Un haut fonctionnaire du ministère des Colonies n’allait-il pas un jour jusqu’à dire à Froude : « La chose est faite, les grandes colonies sont perdues ; ce n’est que l’affaire d’un ou deux ans. » Telle était, conclut l’historien, la politique coloniale, hautement professée en conversation privée, et à demi avouée en public par les hommes de gouvernement vers 1870.

A ce moment, une réaction commence : l’impérialisme, va naître. Dès 1867, sir Charles Dilke, tout frais émoulu de

  1. Oceana ; édition de 1894 ; Longmans, Green et Cie, à Londres, p. 5.