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traverses placées à cinquante centimètres les unes des autres et entre lesquelles on voit, à une grande profondeur, l’eau du fleuve. Un des volontaires est pris de vertige et ne peut continuer. Comme il y a huit cents mètres à parcourir ainsi, nous ne pouvons songer à le porter. Force nous est de rebrousser chemin et de nous diriger vers l’autre pont. C’est là un point délicat de notre voyage. Il faut passer sous les murs de la ville et traverser un petit faubourg. Si on nous attaquait à ce moment, nous serions dans une mauvaise position. Je recommande à mon monde de marcher en ordre, au pas, l’arme sur l’épaule droite. Nous passons raides comme une section qui va prendre la garde. Cela paraît impressionner la foule ; elle s’écarte ; pas un cri ne s’élève : nous voici maîtres du pont.

Sur ces entrefaites, nous rencontrons un Chinois qui nous assure que les Européens sont partis hier au soir et se sont réfugiés à Pékin. Cet homme semble sincère ; mais on ne peut se fier à un pareil renseignement. Il faut nous assurer de la chose par nous-mêmes et aller jusqu’au bout de notre mission.

De l’autre côté du fleuve s’étend une grande plaine sablonneuse et aride. Sur les collines qui l’entourent, nous voyons pour la première fois paraître et disparaître des détachemens de quelques centaines d’hommes armés de lances avec des drapeaux rouges. C’est l’ennemi ; ce sont les Boxeurs. Manifestement ils nous surveillent, mais ils ne se portent pas au-devant de nous. Notre petite troupe de treize hommes continue à s’avancer en bon ordre, se dirigeant vers une fumée épaisse qui s’élève à l’horizon. Nous reprenons la voie ferrée et brusquement, à un tournant, nous surgissons à cent cinquante mètres environ de la gare de Chau-Sing-Tien. Elle fume encore et un millier peut-être d’affreux Chinois sont en train de tout démolir et de tout piller. Quelle panique à notre vue ! Tous ces héros se sauvent à toutes jambes à travers champs. C’est un spectacle comique. J’ai beaucoup de peine à empêcher certains de mes compagnons de leur envoyer quelques balles. Je reconnais que c’est tentant. Mais je trouve que nous ne devons tirer que si on nous attaque, ou si on tente de nous barrer la route, car il faut passer à tout prix. En dehors de cela, nous sommes venus pour délivrer des femmes et des enfans, et non pour faire la police de la Chine.

Maîtres de la gare, nous ne nous y attardons pas. Nous marchons sur les maisons européennes et les ateliers qui sont dans